— Fais à ta guise, ma chérie ! Sans oublier toutefois qu’il peut être bon de parler, de se confier.
Le lendemain, Élisabeth changea sa façon de vivre : entre les repas où elle se contraignit à une scrupuleuse exactitude, on ne la vit plus qu’à cheval. Elle monta matin et soir, seule la plupart du temps malgré les ronchonnements d’Honoré, le palefrenier des Treize Vents qui n’aimait pas beaucoup ce goût soudain des grandes courses. Il alla dire ce qu’il en pensait à Mme de Varanville, escorté d’ailleurs de Béline qui se souciait presque autant que lui, mais Rose voulait que la jeune fille se sentît tout à fait libre.
— Laissez-la tranquille ! dit-elle. Tout ce que j’espère est que ses promenades la ramèneront vers une demeure qui, certainement, lui manque de plus en plus...
En fait, c’était vers la mer qu’Élisabeth se dirigeait toujours. L’immense paysage marin que l’on découvrait des Treize Vents lui manquait et aussi l’animation de Saint-Vaast au marché du vendredi, lorsque revenaient les barques de pêche, ou même les allées et venues des soldats entre les deux forts. Varanville était un nid de verdure enfoncé dans les terres, enfermé dans les arbres, avec un horizon clos animé seulement par le friselis cristallin de la Saire. L’idée d’y vivre à jamais lui semblait chaque jour un peu plus difficile. Alors, pour se donner l’illusion de l’évasion, elle menait son cheval jusqu’au bord des rochers ou encore sur les grèves dont tous deux suivaient le dessin dans le clapotis des vagues dont l’écume mouillait les jambes fines de l’animal. Parfois, la jeune cavalière mettait pied à terre et barbotait avec lui allègrement.
Comme ils n’allaient pas toujours au même endroit, ils firent des découvertes, rencontrèrent des pêcheuses de coques, des ramasseurs de moules ou ceux qui récoltaient le varech, les algues, le goémon, le fucus dont on faisait le meilleur engrais. Élisabeth leur disait quelques mots et presque tous souriaient à cette belle enfant dont la chevelure flamboyante dansait sur l’amazone de velours vert.
Un jour, au gré de sa capricieuse errance, Élisabeth aperçut sa maison et en ressentit un choc si douloureux qu’elle n’en dormit pas de la nuit, torturée par la pensée d’en être privée pour toujours et reprise par les démons de la haine et de la rancune. Ceux de là-haut vivaient leur quotidien sans se soucier vraiment de celle que peut-être ils commençaient à oublier. Oh, l’envie de galoper jusque-là pour en arracher, comme une dent cariée, celle qui s’y tapissait afin d’y couver impunément son œuf pourri d’avance ! Dans sa fureur désespérée, l’exilée volontaire en venait même à regretter que le feu n’eût pas dévoré les Treize Vents jusqu’à la dernière poutre...
Ce fut le lendemain qu’elle retrouva la crique.
Depuis la nuit de mai où, avec son père, elle avait escorté le bailli de Saint-Sauveur et son jeune compagnon jusqu’au bateau qui les emporterait vers l’inconnu, Élisabeth n’était jamais revenue là. Guillaume, d’ailleurs, dès le retour à la maison, exigea de sa fille qu’elle n’y retournât pas. D’abord parce que c’était assez loin et ensuite afin de ne pas entretenir chez elle une illusion que le temps pouvait rendre dangereuse.
Cette fois, le hasard était seul coupable mais, à revoir le lieu où elle et Louis-Charles s’étaient dit adieu, son cœur plein d’amertume éprouva une joie si douce qu’il ne trouva plus le courage de s’éloigner. D’ailleurs, il n’y avait plus aucune raison. Alors, chaque jour, elle retourna sur la petite plage au bord de la lande.
Armée d’un carnet et d’un crayon, elle s’asseyait sur un rocher pour dessiner ou pour jeter sur le papier ce que l’instant lui inspirait, mais, le plus souvent, elle ne faisait rien, contemplant seulement le paysage, les moirures de la mer, les reflets de la lumière, la mousse légère que soufflaient les vagues quand le vent se levait. C’était la saison des nids, alors elle évitait d’escalader les rochers afin de ne pas déranger les mouettes qui l’eussent accueillie de cris furieux, mais elle s’étendait volontiers dans l’herbe, un brin entre les dents, suivant des yeux la fuite des nuages. Ce fut bientôt le seul endroit où elle se trouvât bien parce qu’elle y rejoignait ses rêves, surtout quand, d’aventure, une voile passait au large. Et comme il n’y avait jamais personne, elle pouvait imaginer que ce bout de côte lui appartenait. Il devenait le royaume où elle pouvait rejoindre celui qui l’y avait quittée...
Un matin, alors qu’elle venait tout juste d’arriver et que, debout à la frange du flot, elle regardait la mer en protégeant ses yeux d’une main à cause de la réverbération, elle crut apercevoir une tache qui grandit, prit forme jusqu’à ce qu’il soit possible de reconnaître les blanches voiles d’un navire. Son approche permit de voir qu’il s’agissait d’un lougre à trois mâts, l’un de ces petits bâtiments utilisés pour la pêche ou le cabotage. Celui-ci semblait bon marcheur et, chose étrange, il venait droit vers la plage.
Instinctivement, la jeune fille recula jusqu’à la lisière des sables, rejoignit son cheval qu’elle attachait toujours à un pin tordu et attendit. Le voilier, en effet, s’arrêtait dans la crique, laissait filer son ancre, tandis que deux hommes prenaient place dans le petit canot attaché à l’arrière. L’un resta debout, l’autre saisit les rames.
Lorsque l’embarcation atteignit la terre, un jeune homme blond dont les cheveux brillaient au soleil descendit et marcha vers la lande et vers celle qui l’y observait. Il était entièrement vêtu de noir, depuis les bottes jusqu’à l’ample manteau à triple collet que le vent du matin faisait voltiger. Grand, mince, d’une parfaite élégance en dépit de la simplicité de sa mise, il s’avançait d’un pas égal et sûr : celui d’un homme déterminé.
Cependant, à mesure qu’elle le distinguait mieux, Élisabeth sentait son cœur battre à un rythme plus vif. Surtout quand elle vit qu’il souriait : un beau sourire dont s’illuminaient ses magnifiques yeux bleus.
Elle voulait s’élancer à sa rencontre et, cependant, elle était incapable de bouger, figée par la crainte d’une erreur où s’abîmerait la grande joie qui lui venait. S’il s’agissait seulement d’un mirage né de ses rêves insensés ?
Mais non, il était bien là ! Debout à quelques pas d’elle, il étendit ses mains comme pour les lui offrir ou pour l’attirer à lui.
— Vous êtes Élisabeth, n’est-ce pas ?... J’ai tant désiré vous revoir que je me suis risqué jusqu’à ce coin perdu sans trop savoir ce que j’espérais et voilà que vous êtes là ! Dieu tout-puissant ! Comment croire à un si grand miracle ?... Est-ce que vous m’attendiez ?
A son tour, elle tendit les mains et son cœur, son visage rayonnaient :
— Oui... oui, je vous attendais !... Je crois que je vous ai toujours attendu...
Le cheval rentra seul à Varanville. Une feuille pliée, arrachée d’un carnet, était attachée au tapis de selle par une épingle comme les élégants en piquaient dans les plis de leur cravate. Le billet était bref. Seulement quelques mots : « J’ai retrouvé celui que je n’espérais plus revoir. Il m’emmène et je veux le suivre. Pardonnez-moi, vous tous que j’aime ! C’est la meilleure solution. Élisabeth. »
La tête de l’épingle représentait une fleur de lys...
Notes
1
Le bureau des étrangers.
2
Les premiers furent inaugurés le 30 janvier 1805.
3
Voir le tome I : Le Voyageur.
4
Voir le tome II : Le Réfugié.
5
Voir le tome II : Le Réfugié.
6
C’était le nom que l’on donnait alors à la tuberculose pulmonaire.