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La même colère qui avait affolé jadis l’abbé Vilbois devant la maîtresse trahissante, le soulevait à présent devant cet abominable homme.

Lui qui avait tant pardonné, au nom de Dieu, les secrets infâmes chuchotés dans le mystère des confessionnaux, il se sentait sans pitié, sans clémence en son propre nom, et il n’appelait plus maintenant à son aide ce Dieu secourable et miséricordieux, car il comprenait qu’aucune protection céleste ou terrestre ne peut sauver ici-bas ceux sur qui tombent de tels malheurs.

Toute l’ardeur de son cœur passionné et de son sang violent, éteinte par l’épiscopat, se réveillait dans une révolte irrésistible contre ce misérable qui était son fils, contre cette ressemblance avec lui, et aussi avec la mère, la mère indigne qui l’avait conçu pareil à elle, et contre la fatalité qui rivait ce gueux à son pied paternel ainsi qu’un boulet de galérien.

Il voyait, il prévoyait tout avec une lucidité subite, réveillé par ce choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeil et de tranquillité.

Convaincu soudain qu’il fallait parler fort pour être craint de ce malfaiteur et le terrifier du premier coup, il lui dit, les dents serrées par la fureur, et ne songeant plus à son ivresse :

— Maintenant que vous m’avez tout raconté, écoutez-moi. Vous partirez demain matin. Vous habiterez un pays que je vous indiquerai et que vous ne quitterez jamais sans mon ordre. Je vous y payerai une pension qui vous suffira pour vivre, mais petite, car je n’ai pas d’argent. Si vous désobéissez une seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire à moi…

Bien qu’abruti par le vin, Philippe-Auguste comprit la menace ; et le criminel qui était en lui surgit tout à coup. Il cracha ces mots, avec des hoquets :

— Ah ! Papa, faut pas me la faire… T’es curé… je te tiens… et tu fileras doux, comme les autres !

L’abbé sursauta ; et ce fut, dans ses muscles de vieil hercule, un invincible besoin de saisir ce monstre, de le plier comme une baguette et de lui montrer qu’il faudrait céder.

Il lui cria, en secouant la table et en la lui jetant dans la poitrine.

— Ah ! Prenez garde, prenez garde… je n’ai peur de personne, moi…

L’ivrogne, perdant l’équilibre, oscillait sur sa chaise. Sentant qu’il allait tomber et qu’il était au pouvoir du prêtre, il allongea sa main, avec un regard d’assassin, vers un des couteaux qui traînaient sur la nappe. L’abbé Vilbois vit le geste, et il donna à la table une telle poussée que son fils culbuta sur le dos et s’étendit par terre. La lampe roula et s’éteignit.

Pendant quelques secondes une fine sonnerie de verres heurtés chanta dans l’ombre ; puis ce fut une sorte de rampement de corps mou sur le pavé, puis plus rien.

Avec la lampe brisée, la nuit subite s’était répandue sur eux si prompte, inattendue et profonde, qu’ils en furent stupéfaits comme d’un événement effrayant. L’ivrogne, blotti contre le mur, ne remuait plus ; et le prêtre restait sur sa chaise, plongé dans ces ténèbres, qui noyaient sa colère. Ce voile sombre jeté sur lui arrêtant son emportement, immobilisa aussi l’élan furieux de son âme ; et d’autres idées lui vinrent, noires et tristes comme l’obscurité.

Le silence se fit, un silence épais de tombe fermée, où rien ne semblait plus vivre et respirer. Rien non plus ne venait du dehors, pas un roulement de voiture au loin, pas un aboiement de chien, pas même un glissement dans les branches ou sur les murs, d’un léger souffle de vent.

Cela dura longtemps, très longtemps, peut-être une heure. Puis, soudain le gong tinta ! Il tinta frappé d’un seul coup dur, sec et fort, que suivit un grand bruit bizarre de chute et de chaise renversée.

Marguerite, aux aguets, accourut ; mais dès qu’elle eut ouvert la porte, elle recula épouvantée devant l’ombre impénétrable. Puis tremblante, le cœur précipité, la voix haletante et basse, elle appela :

— M’sieu l’curé, m’sieu l’curé.

Personne ne répondit, rien ne bougea.

« Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, qu’est-ce qu’ils ont fait, qu’est-ce qu’est arrivé. »

Elle n’osait pas avancer, elle n’osait pas retourner prendre une lumière ; et une envie folle de se sauver, de fuir et de hurler la saisit, bien qu’elle se sentît les jambes brisées à tomber sur place. Elle répétait :

— M’sieu le curé, m’sieu le curé, c’est moi, Marguerite.

Mais soudain, malgré sa peur, un désir instinctif de secourir son maître, et une de ces bravoures de femmes qui les rendent par moments héroïques emplirent son âme d’audace terrifiée, et, courant à sa cuisine, elle rapporta son quinquet.

Sur la porte de la salle, elle s’arrêta. Elle vit d’abord le vagabond, étendu contre le mur, et qui dormait ou semblait dormir, puis la lampe cassée, puis, sous la table, les deux pieds noirs et les jambes aux bas noirs de l’abbé Vilbois, qui avait dû s’abattre sur le dos en heurtant le gong de sa tête.

Palpitante d’effroi, les mains tremblantes, elle répétait :

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que c’est ?

Et comme elle avançait à petits pas, avec lenteur, elle glissa dans quelque chose de gras et faillit tomber.

Alors, s’étant penchée, elle s’aperçut que sur le pavé rouge, un liquide rouge aussi coulait, s’étendant autour de ses pieds et courant vite vers la porte. Elle devina que c’était du sang.

Folle, elle s’enfuit, jetant sa lumière pour ne plus rien voir, et elle se précipita dans la campagne, vers le village. Elle allait, heurtant les arbres, les yeux fixés vers les feux lointains et hurlant.

Sa voix aiguë s’envolait par la nuit comme un sinistre cri de chouette et clamait sans discontinuer : « Le maoufatan… le maoufatan… le maoufatan… »

Lorsqu’elle atteignit les premières maisons, des hommes effarés sortirent et l’entourèrent ; mais elle se débattait sans répondre, car elle avait perdu la tête.

On finit par comprendre qu’un malheur venait d’arriver dans la campagne du curé, et une troupe s’arma pour courir à son aide.

Au milieu du champ d’oliviers la petite bastide peinte en rose était devenue invisible et noire dans la nuit profonde et muette. Depuis que la lueur unique de sa fenêtre éclairée s’était éteinte comme un œil fermé, elle demeurait noyée dans l’ombre, perdue dans les ténèbres, introuvable pour quiconque n’était pas enfant du pays.

Bientôt des feux coururent au ras de terre, à travers les arbres, venant vers elle. Ils promenaient sur l’herbe brûlée de longues clartés jaunes ; et sous leurs éclats errants les troncs tourmentés des oliviers ressemblaient parfois à des monstres, à des serpents d’enfer enlacés et tordus. Les reflets projetés au loin firent soudain surgir dans l’obscurité quelque chose de blanchâtre et de vague, puis, bientôt le mur bas et carré de la petite demeure redevint rose devant les lanternes. Quelques paysans les portaient, escortant deux gendarmes, revolver au poing, le garde-champêtre, le maire et Marguerite que des hommes soutenaient car elle défaillait.

Devant la porte demeurée ouverte, effrayante, il y eut un moment d’hésitation. Mais le brigadier saisissant un falot, entra, suivi par les autres.