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La servante n’avait pas menti. Le sang, figé maintenant, couvrait le pavé comme un tapis. Il avait coulé jusqu’au vagabond, baignant une de ses jambes et une de ses mains.

Le père et le fils dormaient, l’un, la gorge coupée, du sommeil éternel, l’autre du sommeil des ivrognes. Les deux gendarmes se jetèrent sur celui-ci, et avant qu’il fût réveillé il avait des chaînes aux poignets. Il frotta ses yeux, stupéfait, abruti de vin ; et lorsqu’il vit le cadavre du prêtre, il eut l’air terrifié, et de ne rien comprendre.

— Comment ne s’est-il pas sauvé ? dit le maire.

— Il était trop saoul, répliqua le brigadier.

Et tout le monde fut de son avis, car l’idée ne serait venue à personne que l’abbé Vilbois, peut-être, avait pu se donner la mort.

Mouche

Souvenir d’un canotier

Il nous dit :

« En ai-je vu, de drôles de choses et de drôles de filles aux jours passés où je canotais. Que de fois j’ai eu envie d’écrire un petit livre, titré « Sur la Seine », pour raconter cette vie de force et d’insouciance, de gaieté et de pauvreté, de fête robuste et tapageuse que j’ai menée de vingt à trente ans.

J’étais un employé sans le sou ; maintenant, je suis un homme arrivé qui peut jeter des grosses sommes pour un caprice d’une seconde. J’avais au cœur mille désirs modestes et irréalisables qui me doraient l’existence de toutes les attentes imaginaires. Aujourd’hui, je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du fauteuil où je somnole. Comme c’était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah ! La belle, calme, variée et puante rivière pleine de mirage et d’immondices. Je l’ai tant aimée, je crois, parce qu’elle m’a donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah ! Les promenades le long des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre au frais, sur une feuille de nénuphar, et les lis d’eau coquets et frêles, au milieu des grandes herbes fines qui m’ouvraient soudain, derrière un saule, un feuillet d’album japonais quand le martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue ! Ai-je aimé tout cela, d’un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout mon corps en une joie naturelle et profonde.

Comme d’autres ont des souvenirs de nuits tendres, j’ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes vapeurs, blanches comme des mortes avant l’aurore, puis, au premier rayon glissant sur les prairies, illuminées de rose à ravir le cœur ; et j’ai des souvenirs de lune argentant l’eau frémissante et courante, d’une lueur qui faisait fleurir tous les rêves.

Et tout cela, symbole de l’éternelle illusion, naissait pour moi sur de l’eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de Paris.

Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nous étions cinq, une bande, aujourd’hui des hommes graves ; et comme nous étions tous pauvres, nous avions fondé, dans une affreuse gargote d’Argenteuil, une colonie inexprimable qui ne possédait qu’une chambre-dortoir où j’ai passé les plus folles soirées, certes, de mon existence. Nous n’avions souci de rien que de nous amuser et de ramer, car l’aviron pour nous, sauf pour un, était un culte. Je me rappelle de si singulières aventures, de si invraisemblables farces, inventées par ces cinq chenapans, que personne aujourd’hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi, même sur la Seine, car la fantaisie enragée qui nous tenait en haleine est morte dans les âmes actuelles.

À nous cinq nous possédions un seul bateau, acheté à grand’peine et sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais. C’était une large yole un peu lourde, mais solide, spacieuse et confortable. Je ne vous ferai point le portrait de mes camarades. Il y en avait un petit, très malin, surnommé Petit Bleu ; un grand, à l’air sauvage, avec des yeux gris et des cheveux noirs, surnommé Tomahawk ; un autre, spirituel et paresseux, surnommé La Tôque, le seul qui ne touchât jamais une rame sous prétexte qu’il ferait chavirer le bateau ; un mince, élégant, très soigné, surnommé « N’a-qu’un-Œil » en souvenir d’un roman alors récent de Cladel, et parce qu’il portait un monocle ; enfin moi qu’on avait baptisé Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite intelligence avec le seul regret de n’avoir pas une barreuse. Une femme, c’est indispensable dans un canot. Indispensable parce que ça tient l’esprit et le cœur en éveil, parce que ça anime, ça amuse, ça distrait, ça pimente et ça fait décor avec une ombrelle rouge glissant sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas une barreuse ordinaire, à nous cinq qui ne ressemblions guère à tout le monde. Il nous fallait quelque chose d’imprévu, de drôle, de prêt à tout, de presque introuvable, enfin. Nous en avions essayé beaucoup sans succès, des filles de barre, pas des barreuses, canotières imbéciles qui préféraient toujours le petit vin qui grise, à l’eau qui coule et qui porte les yoles. On les gardait un dimanche, puis on les congédiait avec dégoût.

Or, voilà qu’un samedi soir « N’a-qu’un-Œil » nous amena une petite créature fluette, vive, sautillante, blagueuse et pleine de drôlerie, de cette drôlerie, qui tient lieu d’esprit aux titis mâles et femelles éclos sur le pavé de Paris. Elle était gentille, pas jolie, une ébauche de femme où il y avait de tout, une de ces silhouettes que les dessinateurs crayonnent en trois traits sur une nappe de café après dîner entre un verre d’eau-de-vie et une cigarette. La nature en fait quelquefois comme ça.

Le premier soir, elle nous étonna, nous amusa, et nous laissa sans opinion tant elle était inattendue. Tombée dans ce nid d’hommes prêts à toutes les folies, elle fut bien vite maîtresse de la situation, et dès le lendemain elle nous avait conquis.

Elle était d’ailleurs tout à fait toquée, née avec un verre d’absinthe dans le ventre, que sa mère avait dû boire au moment d’accoucher, et elle ne s’était jamais dégrisée depuis, car sa nourrice, disait-elle, se refaisait le sang à coups de tafia ; et elle-même n’appelait jamais autrement que « ma sainte famille » toutes les bouteilles alignées derrière le comptoir des marchands de vin.

Je ne sais lequel de nous la baptisa « Mouche » ni pourquoi ce nom lui fut donné, mais il lui allait bien, et lui resta. Et notre yole, qui s’appelait Feuille-à-l’Envers fit flotter chaque semaine sur la Seine, entre Asnières et Maisons-Laffitte, cinq gars, joyeux et robustes, gouvernés, sous un parasol de papier peint, par une vive et écervelée personne qui nous traitait comme des esclaves chargés de la promener sur l’eau, et que nous aimions beaucoup.

Nous l’aimions tous beaucoup, pour mille raisons d’abord, pour une seule ensuite. Elle était, à l’arrière de notre embarcation, une espèce de petit moulin à paroles, jacassant au vent qui filait sur l’eau. Elle bavardait sans fin avec le léger bruit continu de ces mécaniques ailées qui tournent dans la brise ; et elle disait étourdiment les choses les plus inattendues, les plus cocasses, les plus stupéfiantes. Il y avait dans cet esprit, dont toutes les parties semblaient disparates à la façon de loques de toute nature et de toute couleur, non pas cousues ensemble mais seulement faufilées, de la fantaisie comme dans un conte de fées, de la gauloiserie, de l’impudeur, de l’impudence, de l’imprévu, du comique, et de l’air, de l’air et du paysage comme dans un voyage en ballon.