À force de boire des verres de fil, Patin s’habitua si bien à la figure de Désirée, qu’il y pensait même à la mer, quand il jetait ses filets à l’eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de calme, par les nuits de lune ou les nuits de ténèbres. Il y pensait en tenant sa barre, à l’arrière de son bateau, tandis que ses quatre compagnons sommeillaient, la tête sur leur bras. Il la voyait toujours lui sourire, verser l’eau-de-vie jaune avec un mouvement de l’épaule, et puis s’en aller en disant :
— Voilà ! Êtes-vous satisfait ?
Et, à force de la garder ainsi dans son œil et dans son esprit, il fut pris d’une telle envie de l’épouser que, n’y pouvant plus tenir, il la demanda en mariage.
Il était riche, propriétaire de son embarcation, de ses filets et d’une maison au pied de la côte sur la Retenue ; tandis que le père Auban n’avait rien. Il fut donc agréé avec empressement, et la noce eut lieu le plus vite possible, les deux parties ayant hâte que la chose fût faite, pour des raisons différentes.
Mais, trois jours après le mariage conclu, Patin ne comprenait plus du tout comment il avait pu croire Désirée différente des autres femmes. Vrai, fallait-il qu’il eût été bête pour s’embarrasser d’une sans le sou qui l’avait enjôlé avec sa fine, pour sûr, de la fine où elle avait mis, pour lui, quelque sale drogue.
Et il jurait, tout le long des marées, cassait sa pipe entre ses dents, bourrait son équipage ; et, ayant sacré à pleine bouche avec tous les termes usités et contre tout ce qu’il connaissait, il expectorait ce qui lui restait de colère au ventre sur les poissons et les homards tirés un à un des filets, et ne les jetait plus dans les mannes qu’en les accompagnant d’injures et de termes malpropres.
Puis, rentré chez lui, ayant à portée de la bouche et de la main sa femme, la fille au père Auban, il ne tarda guère à la traiter comme la dernière des dernières. Puis, comme elle l’écoutait résignée, accoutumée aux violences paternelles, il s’exaspéra de son calme ; et, un soir, il cogna. Ce fut alors, chez lui, une vie terrible.
Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue que des tripotées que Patin flanquait à sa femme et que de sa manière de jurer, à tout propos, en lui parlant. Il jurait, en effet, d’une façon particulière, avec une richesse de vocabulaire et une sonorité d’organe qu’aucun autre homme, dans Fécamp, ne possédait. Dès que son bateau se présentait à l’entrée du port, en revenant de la pêche, on attendait la première bordée qu’il allait lancer, de son pont sur la jetée, dès qu’il aurait aperçu le bonnet blanc de sa compagne.
Debout, à l’arrière, il manœuvrait, l’œil sur l’avant et sur la voile, aux jours de grosse mer, et, malgré la préoccupation du passage étroit et difficile, malgré les vagues de fond qui entraient comme des montagnes dans l’étroit couloir, il cherchait, au milieu des femmes attendant les marins, sous l’écume des lames, à reconnaître la sienne, la fille au père Auban, la gueuse !
Alors, dès qu’il l’avait vue, malgré le bruit des flots et du vent, il lui jetait une engueulade, avec une telle force de gosier, que tout le monde en riait, bien qu’on la plaignît fort. Puis, quand le bateau arrivait à quai, il avait une manière de décharger son lest de politesse, comme il disait, tout en débarquant son poisson, qui attirait autour de ses amarres tous les polissons et tous les désœuvrés du port.
Cela lui sortait de la bouche, tantôt comme des coups de canon, terribles et courts, tantôt comme des coups de tonnerre qui roulaient durant cinq minutes un tel ouragan de gros mots, qu’il semblait avoir dans les poumons tous les orages du Père-Éternel.
Puis, quand il avait quitté son bord et qu’il se trouvait face à face avec elle au milieu des curieux et des harengères, il repêchait à fond de cale toute une cargaison nouvelle d’injures et de duretés, et il la reconduisait ainsi jusqu’à leur logis, elle devant, lui derrière, elle pleurant, lui criant.
Alors, seul avec elle, les portes fermées, il tapait sous le moindre prétexte. Tout lui suffisait pour lever la main et, dès qu’il avait commencé, il ne s’arrêtait plus, en lui crachant alors au visage les vrais motifs de sa haine. À chaque gifle, à chaque horion il vociférait : « Ah ! Sans le sou, ah ! Va-nu-pieds, ah ! Crève-la-faim, j’en ai fait un joli coup le jour où je me suis rincé la bouche avec le tord-boyaux de ton filou de père ! »
Elle vivait, maintenant, la pauvre femme, dans une épouvante incessante, dans un tremblement continu de l’âme et du corps, dans une attente éperdue des outrages et des rossées.
Et cela dura dix ans. Elle était si craintive qu’elle pâlissait en parlant à n’importe qui, et qu’elle ne pensait plus à rien qu’aux coups dont elle était menacée, et qu’elle était devenue plus maigre, jaune et sèche qu’un poisson fumé.
II
Une nuit, son homme étant à la mer, elle fut réveillée tout à coup par ce grognement de bête que fait le vent quand il arrive ainsi qu’un chien lâché ! Elle s’assit dans son lit, émue, puis, n’entendant plus rien, se recoucha ; mais, presque aussitôt, ce fut dans sa cheminée un mugissement qui secouait la maison tout entière, et cela s’étendit par tout le ciel comme si un troupeau d’animaux furieux eût traversé l’espace en soufflant et en beuglant.
Alors elle se leva et courut au port. D’autres femmes y arrivaient de tous les côtés avec des lanternes. Les hommes accouraient et tous regardaient s’allumer dans la nuit, sur la mer, les écumes au sommet des vagues.
La tempête dura quinze heures. Onze matelots ne revinrent pas, et Patin fut de ceux-là.
On retrouva, du côté de Dieppe, des débris de la Jeune-Amélie, sa barque. On ramassa, vers Saint-Valéry, les corps de ses matelots, mais on ne découvrit jamais le sien. Comme la coque de l’embarcation semblait avoir été coupée en deux, sa femme, pendant longtemps, attendit et redouta son retour ; car, si un abordage avait eu lieu, il se pouvait faire que le bâtiment abordeur l’eût recueilli, lui seul, et emmené au loin.
Puis, peu à peu, elle s’habitua à la pensée qu’elle était veuve, tout en tressaillant chaque fois qu’une voisine, qu’un pauvre ou qu’un marchand ambulant entrait brusquement chez elle.
Or, un après-midi, quatre ans environ après la disparition de son homme, elle s’arrêta, en suivant la rue aux Juifs, devant la maison d’un vieux capitaine, mort récemment, et dont on vendait les meubles.
Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet, un perroquet vert à tête bleue, qui regardait tout ce monde d’un air mécontent et inquiet.
— Trois francs ! criait le vendeur ; un oiseau qui parle comme un avocat, trois francs !
Une amie de la Patin lui poussa le coude :
— Vous devriez acheter ça, vous qu’êtes riche, dit-elle. Ça vous tiendrait compagnie ; il vaut plus de trente francs, c’t’oiseau-là. Vous le revendrez toujours ben vingt à vingt-cinq !