Mais à Saint-Germain on voyait moins de monde. Il avait fallu refaire des connaissances, se créer, au milieu d’étrangers, une existence nouvelle toute vide d’occupations. Alors, la monotonie des heures pareilles les avait un peu aigris l’un et l’autre ; et le bonheur tranquille, espéré, attendu avec l’aisance, n’apparaissait pas.
Ils venaient de se mettre à table, par un matin du mois de juin, quand Bondel demanda :
— Est-ce que tu connais les gens qui demeurent dans ce petit pavillon rouge au bout de la rue du Berceau ?
Mme Bondel devait être mal levée. Elle répondit :
— Oui et non, je les connais, mais je ne tiens pas à les connaître.
— Pourquoi donc ? Ils ont l’air très gentils.
— Parce que…
— J’ai rencontré le mari ce matin sur la terrasse et nous avons fait deux tours ensemble.
Comprenant qu’il y avait du danger dans l’air, Bondel ajouta :
— C’est lui qui m’a abordé et parlé le premier.
La femme le regardait avec mécontentement. Elle reprit :
— Tu aurais aussi bien fait de l’éviter.
— Mais pourquoi donc ?
— Parce qu’il y a des potins sur eux.
— Quels potins ?
— Quels potins ! Mon Dieu, des potins comme on en fait souvent.
M. Bondel eut le tort d’être un peu vif.
— Ma chère amie, tu sais que j’ai horreur des potins. Il me suffit qu’on en fasse pour me rendre les gens sympathiques. Quant à ces personnes, je les trouve fort bien, moi.
Elle demanda, rageuse :
— La femme aussi, peut-être ?
— Mon Dieu, oui, la femme aussi, quoique je l’aie à peine aperçue.
Et la discussion continua, s’envenimant lentement, acharnée sur le même sujet, par pénurie d’autres motifs.
Mme Bondel s’obstinait à ne pas dire quels potins couraient sur ces voisins, laissant entendre de vilaines choses, sans préciser. Bondel haussait les épaules, ricanait, exaspérait sa femme. Elle finit par crier :
— Eh bien ! Ce monsieur est cornard, voilà !
Le mari répondit sans s’émouvoir :
— Je ne vois pas en quoi cela atteint l’honorabilité d’un homme ?
Elle parut stupéfaite.
— Comment, tu ne vois pas ?… tu ne vois pas ?… elle est trop forte, en vérité… tu ne vois pas ? Mais c’est un scandale public ; il est taré à force d’être cornard !
Il répondit :
— Ah ! Mais non ! Un homme serait taré parce qu’on le trompe, taré parce qu’on le trahit, taré parce qu’on le vole ?… Ah ! Mais non. Je te l’accorde pour la femme, mais pas pour lui.
Elle devenait furieuse.
— Pour lui comme pour elle. Ils sont tarés, c’est une honte publique.
Bondel, très calme, demanda :
— D’abord, est-ce vrai ? Qui peut affirmer une chose pareille tant qu’il n’y a pas flagrant délit.
Mme Bondel s’agitait sur son siège.
— Comment ? Qui peut affirmer ? Mais tout le monde ! Tout le monde ! Ça se voit comme les yeux dans le visage, une chose pareille. Tout le monde le sait, tout le monde le dit. Il n’y a pas à douter. C’est notoire comme une grande fête.
Il ricanait.
— On a cru longtemps aussi que le soleil tournait autour de la terre et mille autres choses non moins notoires, qui étaient fausses. Cet homme adore sa femme ; il en parle avec tendresse, avec vénération. Ça n’est pas vrai.
Elle balbutia, trépignant :
— Avec ça qu’il le sait, cet imbécile, ce crétin, ce taré !
Bondel ne se fâchait pas ; il raisonnait.
— Pardon. Ce monsieur n’est pas bête. Il m’a paru au contraire fort intelligent et très fin ; et tu ne me feras pas croire qu’un homme d’esprit ne s’aperçoive pas d’une chose pareille dans sa maison, quand les voisins, qui n’y sont pas, dans sa maison, n’ignorent aucun détail de cet adultère, car ils n’ignorent aucun détail, assurément.
Mme Bondel eut un accès de gaieté rageuse qui irrita les nerfs de son mari.
— Ah-ah-ah ! Tous les mêmes, tous, tous ! Avec ça qu’il y en a un seul au monde qui découvre cela, à moins qu’on ne lui mette le nez dessus.
La discussion déviait. Elle partit à fond de train sur l’aveuglement des époux trompés dont il doutait et qu’elle affirmait avec des airs de mépris si personnels qu’il finit par se fâcher.
Alors, ce fut une querelle pleine d’emportement, où elle prit le parti des femmes, où il prit la défense des hommes.
Il eut la fatuité de déclarer :
— Eh bien moi, je te jure que si j’avais été trompé, je m’en serais aperçu, et tout de suite encore. Et je t’aurais fait passer ce goût-là, d’une telle façon, qu’il aurait fallu plus d’un médecin pour te remettre sur pied.
Elle fut soulevée de colère et lui cria dans la figure :
— Toi ? Toi ! Mais tu es aussi bête que les autres, entends-tu !
Il affirma de nouveau :
— Je te jure bien que non.
Elle lâcha un rire d’une telle impertinence qu’il sentit un battement de cœur, et un frisson sur sa peau.
Pour la troisième fois il dit :
— Moi, je l’aurais vu.
Elle se leva, riant toujours de la même façon.
— Non, c’est trop, fit-elle.
Et elle sortit en tapant la porte.
II
Bondel resta seul, très mal à l’aise. Ce rire insolent, provocateur, l’avait touché comme un de ces aiguillons de mouche venimeuse dont on ne sent pas la première atteinte, mais dont la brûlure s’éveille bientôt et devient intolérable.
Il sortit, marcha, rêvassa. La solitude de sa vie nouvelle le poussait à penser tristement, à voir sombre. Le voisin qu’il avait rencontré le matin se trouva tout à coup devant lui. Ils se serrèrent la main et se mirent à causer. Après avoir touché divers sujets, ils en vinrent à parler de leurs femmes. L’un et l’autre semblaient avoir quelque chose à confier, quelque chose d’inexprimable, de vague, de pénible sur la nature même de cet être associé à leur vie : une femme.
Le voisin disait :
— Vrai, on croirait qu’elles ont parfois contre leur mari une sorte d’hostilité particulière, par cela seul qu’il est leur mari. Moi, j’aime ma femme. Je l’aime beaucoup, je l’apprécie et je la respecte ; eh bien ! Elle a quelquefois l’air de montrer plus de confiance et d’abandon à nos amis qu’à moi-même.
Bondel aussitôt pensa : « Ça y est, ma femme avait raison. »
Lorsqu’il eût quitté cet homme, il se remit à songer. Il sentait en son âme un mélange confus de pensées contradictoires, une sorte de bouillonnement douloureux, et il gardait dans l’oreille le rire impertinent, ce rire exaspéré qui semblait dire : « Mais il en est de toi comme des autres, imbécile. » Certes, c’était là une bravade, une de ces impudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent tout pour blesser, pour humilier l’homme contre lequel elles sont irritées.