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Donc ce pauvre monsieur devait être aussi un mari trompé, comme tant d’autres. Il avait dit, avec tristesse : « Elle a quelquefois l’air de montrer plus de confiance et d’abandon à nos amis qu’à moi-même. » Voilà donc comment un mari, – cet aveugle sentimental que la loi nomme un mari, – formulait ses observations sur les attentions particulières de sa femme pour un autre homme. C’était tout. Il n’avait rien vu de plus. Il était pareil aux autres… Aux autres !

Puis, comme sa propre femme, à lui, Bondel, avait ri d’une façon bizarre : « Toi aussi… toi aussi… » Comme elles sont folles et imprudentes ces créatures qui peuvent faire entrer de pareils soupçons dans le cœur pour le seul plaisir de braver.

Il remontait leur vie commune, cherchant dans leurs relations anciennes si elle n’avait jamais paru montrer à quelqu’un plus de confiance et d’abandon qu’à lui-même. Il n’avait jamais suspecté personne, tant il était tranquille, sûr d’elle, confiant.

Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime, qui pendant près d’un an vint dîner chez eux trois fois par semaine, Tancret, ce bon Tancret, ce brave Tancret, que lui, Bondel, aima comme un frère et qu’il continuait à voir en cachette depuis que sa femme s’était fâchée, il ne savait pourquoi, avec cet aimable garçon.

Il s’arrêta, pour réfléchir, regardant le passé avec des yeux inquiets. Puis une révolte surgit en lui contre lui-même, contre cette honteuse insinuation du moi défiant, du moi jaloux, du moi méchant que nous portons tous. Il se blâma, il s’accusa, il s’injuria, tout en se rappelant les visites, les allures de cet ami que sa femme appréciait tant et qu’elle expulsa sans raison sérieuse. Mais soudain d’autres souvenirs lui vinrent, de ruptures pareilles dues au caractère vindicatif de Mme Bondel qui ne pardonnait jamais un froissement. Il rit alors franchement de lui-même, du commencement d’angoisse qui l’avait étreint ; et se souvenant des mines haineuses de son épouse quand il lui disait, le soir, en rentrant : « J’ai rencontré ce bon Tancret, il m’a demandé de tes nouvelles », il se rassura complètement.

Elle répondait toujours : « Quand tu verras ce monsieur, tu peux lui dire que je le dispense de s’occuper de moi. » Oh ! De quel air irrité, de quel air féroce elle prononçait ces paroles. Comme on sentait bien qu’elle ne pardonnait pas, qu’elle ne pardonnerait point… Et il avait pu soupçonner ?… même une seconde ?… Dieu, quelle bêtise !

Pourtant, pourquoi s’était-elle fâchée ainsi ? Elle n’avait jamais raconté le motif précis de cette brouille et la raison de son ressentiment. Elle lui en voulait bien fort ! bien fort ? Est-ce que ?… Mais non… mais non… Et Bondel se déclara qu’il s’avilissait lui-même en songeant à des choses pareilles.

Oui, il s’avilissait sans aucun doute, mais il ne pouvait s’empêcher de songer à cela et il se demanda avec terreur si cette idée entrée en lui n’allait pas y demeurer, s’il n’avait pas là, dans le cœur, la larve d’un long tourment. Il se connaissait ; il était homme à ruminer son doute, comme il ruminait autrefois ses opérations commerciales, pendant les jours et les nuits, en pesant le pour et le contre, interminablement.

Déjà il devenait agité, il marchait plus vite et perdait son calme. On ne peut rien contre l’Idée. Elle est imprenable, impossible à chasser, impossible à tuer.

Et soudain un projet naquit en lui, hardi, si hardi qu’il douta d’abord s’il l’exécuterait.

Chaque fois qu’il rencontrait Tancret, celui-ci demandait des nouvelles de Mme Bondel ; et Bondel répondait : « Elle est toujours un peu fâchée. » Rien de plus, – Dieu… avait-il été assez mari lui-même !… Peut-être !…

Donc il allait prendre le train pour Paris, se rendre chez Tancret et le ramener avec lui, ce soir-là même, en lui affirmant que la rancune inconnue de sa femme était passée. Oui, mais quelle tête ferait Mme Bondel… quelle scène !… quelle fureur !… quel scandale !… Tant pis, tant pis… ce serait la vengeance du rire, et, en les voyant soudain en face l’un de l’autre, sans qu’elle fût prévenue, il saurait bien saisir sur les figures l’émotion de la vérité.

III

Il se rendit aussitôt à la gare, prit son billet, monta dans un wagon et lorsqu’il se sentit emporté par le train qui descendait la rampe du Pecq, il eut un peu peur, une sorte de vertige devant ce qu’il allait oser. Pour ne pas fléchir, reculer, revenir seul, il s’efforça de n’y plus penser, de se distraire sur d’autres idées, de faire ce qu’il avait décidé avec une résolution aveugle, et il se mit à chantonner des airs d’opérette et de café-concert jusqu’à Paris afin d’étourdir sa pensée.

Des envies de s’arrêter le saisirent aussitôt qu’il eut devant lui les trottoirs qui allaient le conduire à la rue de Tancret. Il flâna devant quelques boutiques, remarqua les prix de certains objets, s’intéressa à des articles nouveaux, eut envie de boire un bock, ce qui n’était guère dans ses habitudes, et en approchant du logis de son ami, désira fort ne point le rencontrer.

Mais Tancret était chez lui, seul, lisant. Il fut surpris, se leva, s’écria :

— Ah ! Bondel ! Quelle chance !

Et Bondel, embarrassé, répondit :

— Oui, mon cher, je suis venu faire quelques courses à Paris et je suis monté pour vous serrer la main.

— Ça c’est gentil, gentil ! D’autant plus que vous aviez un peu perdu l’habitude d’entrer chez moi.

— Que voulez-vous, on subit malgré soi des influences, et comme ma femme avait l’air de vous en vouloir !

— Bigre… avait l’air… elle a fait mieux que cela, puisqu’elle m’a mis à la porte.

— Mais à propos de quoi ? Je ne l’ai jamais su, moi.

— Oh ! À propos de rien… d’une bêtise… d’une discussion où je n’étais pas de son avis.

— Mais à quel sujet cette discussion ?

— Sur une dame que vous connaissez peut-être de nom ; Mme Boutin, une de mes amies.

— Ah ! Vraiment… Eh bien ! Je crois qu’elle ne vous en veut plus, ma femme, car elle m’a parlé de vous, ce matin, en termes fort amicaux.

Tancret eut un tressaillement, et parut tellement stupéfait que pendant quelques instants il ne trouva rien à dire. Puis il reprit :

— Elle vous a parlé de moi… en termes amicaux…

— Mais oui.

— Vous en êtes sûr ?

— Parbleu ?… je ne rêve pas.

— Et puis ?…

— Et puis… comme je venais à Paris, j’ai cru vous faire plaisir en vous le disant.

— Mais oui… Mais oui…

Bondel parut hésiter, puis, après un petit silence :

— J’avais même une idée… originale.

— Laquelle ?

— Vous ramener avec moi pour dîner à la maison.

À cette proposition, Tancret, d’un naturel prudent, parut inquiet.

— Oh ! Vous croyez… est-ce possible… ne nous exposons-nous pas à… à… des histoires…

— Mais non… mais non.

— C’est que… vous savez… elle a de la rancune, Mme Bondel.

— Oui, mais je vous assure qu’elle ne vous en veut plus. Je suis même convaincu que cela lui fera grand plaisir de vous voir comme ça, à l’improviste.

— Vrai ?

— Oh ! Vrai.

— Eh bien ! Allons, mon cher. Moi, je suis enchanté. Voyez-vous, cette brouille-là me faisait beaucoup de peine.