Et ils se mirent en route vers la gare Saint-Lazare en se tenant par le bras.
Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaient perdus en des songeries profondes. Assis l’un en face de l’autre, dans le wagon, ils se regardaient sans parler, constatant l’un et l’autre qu’ils étaient pâles.
Puis ils descendirent du train et se reprirent le bras, comme pour s’unir contre un danger. Après quelques minutes de marche ils s’arrêtèrent, un peu haletants tous les deux, devant la maison des Bondel.
Bondel fit entrer son ami, le suivit dans le salon, appela sa bonne et lui dit : « Madame est ici ? »
— Oui, Monsieur.
— Priez-la de descendre tout de suite, s’il vous plaît.
— Oui, Monsieur.
Et ils attendirent, tombés sur deux fauteuils, émus à présent de la même envie de s’en aller au plus vite, avant que n’apparût sur le seuil la grande personne redoutée.
Un pas connu, un pas puissant descendit les marches de l’escalier. Une main toucha la serrure, et les yeux des deux hommes virent tourner la poignée de cuivre. Puis la porte s’ouvrit toute grande et Mme Bondel s’arrêta, voulant voir avant d’entrer.
Donc elle regarda, rougit, frémit, recula d’un demi-pas, puis demeura immobile, le sang aux joues et les mains posées sur les deux murs de l’entrée.
Tancret, pâle à présent comme s’il allait défaillir, s’était levé, laissant tomber son chapeau, qui roula sur le parquet. Il balbutiait.
— Mon Dieu… Madame… c’est moi… j’ai cru… j’ai osé… Cela me faisait tant de peine…
Comme elle ne répondait pas, il reprit :
— Me pardonnez-vous… enfin ?
Alors, brusquement, emportée par une impulsion, elle marcha vers lui les deux mains tendues ; et quand il eut pris, serré et gardé ces deux mains, elle dit, avec une petite voix émue, brisée, défaillante, que son mari ne lui connaissait point :
— Ah ! Mon cher ami… Ça me fait bien plaisir !
Et Bondel, qui les contemplait, se sentit glacé de la tête aux pieds, comme si on l’eût trempé dans un bain froid.
Le masque
Il y avait bal costumé, à l’Élysée-Montmartre, ce soir-là. C’était à l’occasion de la Mi-Carême, et la foule entrait, comme l’eau dans une vanne d’écluse, dans le couloir illuminé qui conduit à la salle de danse. Le formidable appel de l’orchestre, éclatant comme un orage de musique, crevait les murs et le toit, se répandait sur le quartier, allait éveiller, par les rues et jusqu’au fond des maisons voisines, cet irrésistible désir de sauter, d’avoir chaud, de s’amuser qui sommeille au fond de l’animal humain.
Et les habitués du lieu s’en venaient aussi des quatre coins de Paris, gens de toutes les classes, qui aiment le gros plaisir tapageur, un peu crapuleux, frotté de débauche. C’étaient des employés, des souteneurs, des filles, des filles de tous draps, depuis le coton vulgaire jusqu’à la plus fine batiste, des filles riches, vieilles et diamantées, et des filles pauvres, de seize ans, pleines d’envie de faire la fête, d’être aux hommes, de dépenser de l’argent. Des habits noirs élégants en quête de chair fraîche, de primeurs déflorées, mais savoureuses, rôdaient dans cette foule échauffée, cherchaient, semblaient flairer, tandis que les masques paraissaient agités surtout par le désir de s’amuser. Déjà des quadrilles renommés amassaient autour de leurs bondissements une couronne épaisse de public. La haie onduleuse, la pâte remuante de femmes et d’hommes qui encerclait les quatre danseurs se nouait autour comme un serpent, tantôt rapprochée, tantôt écartée suivant les écarts des artistes. Les deux femmes, dont les cuisses semblaient attachées au corps par des ressorts de caoutchouc, faisaient avec leurs jambes des mouvements surprenants. Elles les lançaient en l’air avec tant de vigueur que le membre paraissait s’envoler vers les nuages, puis soudain les écartant comme si elles se fussent ouvertes jusqu’à mi-ventre, glissant l’une en avant, l’autre en arrière, elles touchaient le sol de leur centre par un grand écart rapide, répugnant et drôle.
Leurs cavaliers bondissaient, tricotaient des pieds, s’agitaient, les bras remués et soulevés comme des moignons d’ailes sans plumes, et on devinait, sous leurs masques, leur respiration essoufflée.
Un d’eux, qui avait pris place dans le plus réputé des quadrilles pour remplacer une célébrité absente, le beau « Songe-au-Gosse », et qui s’efforçait de tenir tête à l’infatigable « Arête-de-Veau » exécutait des cavaliers seuls bizarres qui soulevaient la joie et l’ironie du public.
Il était maigre, vêtu en gommeux, avec un joli masque verni sur le visage, un masque à moustache blonde frisée que coiffait une perruque à boucles.
Il avait l’air d’une figure de cire du musée Grévin, d’une étrange et fantasque caricature du charmant jeune homme des gravures de mode, et il dansait avec un effort convaincu, mais maladroit, avec un emportement comique. Il semblait rouillé à côté des autres, en essayant d’imiter leurs gambades ; il semblait perclus, lourd comme un roquet jouant avec des lévriers. Des bravos moqueurs l’encourageaient. Et lui, ivre d’ardeur, gigotait avec une telle frénésie que, soudain, emporté par un élan furieux, il alla donner de la tête dans la muraille du public qui se fendit devant lui pour le laisser passer, puis se referma autour du corps inerte, étendu sur le ventre, du danseur inanimé.
Des hommes le ramassèrent, l’emportèrent. On criait : « un médecin ». Un monsieur se présenta, jeune, très élégant, en habit noir avec de grosses perles à sa chemise de bal. « Je suis professeur à la Faculté », dit-il d’une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignit dans une petite pièce pleine de cartons comme un bureau d’agent d’affaires, le danseur toujours sans connaissance qu’on allongeait sur des chaises. Le docteur voulut d’abord ôter le masque et reconnut qu’il était attaché d’une façon compliquée avec une multitude de menus fils de métal, qui le liaient adroitement aux bords de sa perruque et enfermaient la tête entière dans une ligature solide dont il fallait avoir le secret. Le cou lui-même était emprisonné dans une fausse peau qui continuait le menton, et cette peau de gant, peinte comme de la chair, attenait au col de la chemise.
Il fallut couper tout cela avec de forts ciseaux ; et quand le médecin eut fait, dans ce surprenant assemblage, une entaille allant de l’épaule à la tempe, il entrouvrit cette carapace et y trouva une vieille figure d’homme usée, pâle, maigre et ridée. Le saisissement fut tel parmi ceux qui avaient apporté ce jeune masque frisé, que personne ne rit, que personne ne dit un mot.
On regardait, couché sur des chaises de paille, ce triste visage aux yeux fermés, barbouillé de poils blancs, les uns longs, tombant du front sur la face, les autres courts, poussés sur les joues et le menton, et, à côté de cette pauvre tête, ce petit, ce joli masque verni, ce masque frais qui souriait toujours.
L’homme revint à lui après être demeuré longtemps sans connaissance, mais il paraissait encore si faible, si malade que le médecin redoutait quelque complication dangereuse.