— Où demeurez-vous ? dit-il.
Le vieux danseur parut chercher dans sa mémoire, puis se souvenir, et il dit un nom de rue que personne ne connaissait. Il fallut donc lui demander encore des détails sur le quartier. Il les fournissait avec une peine infinie, avec une lenteur et une indécision qui révélaient le trouble de sa pensée.
Le médecin reprit :
— Je vais vous reconduire moi-même.
Une curiosité l’avait saisi de savoir qui était cet étrange baladin, de voir où gîtait ce phénomène sauteur.
Et un fiacre bientôt les emporta tous deux, de l’autre côté des buttes Montmartre.
C’était dans une haute maison d’aspect pauvre, où montait un escalier gluant, une de ces maisons toujours inachevées, criblées de fenêtres, debout entre deux terrains vagues, niches crasseuses où habite une foule d’êtres guenilleux et misérables.
Le docteur, cramponné à la rampe, tige de bois tournante où la main restait collée, soutint jusqu’au quatrième étage le vieil homme étourdi qui reprenait des forces.
La porte à laquelle ils avaient frappé s’ouvrit et une femme apparut, vieille aussi, propre, avec un bonnet de nuit bien blanc encadrant une tête osseuse, aux traits accentués, une de ces grosses têtes bonnes et rudes des femmes d’ouvrier laborieuses et fidèles. Elle s’écria :
— Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il a eu ?
Lorsque la chose eut été dite en vingt paroles, elle se rassura, et rassura le médecin lui-même, en lui racontant que, souvent déjà, pareille aventure était arrivée.
— Faut le coucher, Monsieur, rien autre chose, il dormira, et d’main n’y paraîtra plus.
Le docteur reprit :
— Mais c’est à peine s’il peut parler.
— Oh ! C’est rien, un peu d’boisson, pas autre chose. Il n’a pas dîné pour être souple, et puis il a bu deux vertes, pour se donner de l’agitation. La verte, voyez-vous, ça lui r’fait des jambes, mais ça lui coupe les idées et les paroles. Ça n’est plus de son âge de danser comme il fait. Non, vrai, c’est à désespérer qu’il n’ait jamais une raison !
Le médecin, surpris, insista.
— Mais pourquoi danse-t-il d’une pareille façon, vieux comme il est ?
Elle haussa les épaules, devenue rouge sous la colère qui l’excitait peu à peu.
— Ah ! Oui, pourquoi ! Parlons-en, pour qu’on le croie jeune sous son masque, pour que les femmes le prennent encore pour un godelureau et lui disent des cochonneries dans l’oreille, pour se frotter à leur peau, à toutes leurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et leurs pommades… Ah ! C’est du propre ! Allez, j’en ai eu une vie, moi, Monsieur, depuis quarante ans que cela dure… Mais faut le coucher d’abord pour qu’il ne prenne pas mal. Ça ne vous ferait-il rien de m’aider. Quand il est comme ça, je n’en finis pas, toute seule.
Le vieux était assis sur son lit, l’air ivre, ses longs cheveux blancs tombés sur le visage.
Sa compagne le regardait avec des yeux attendris et furieux. Elle reprit :
— Regardez s’il n’a pas une belle tête pour son âge ; et faut qu’il se déguise en polisson pour qu’on le croie jeune. Si c’est pas une pitié ! Vrai, qu’il a une belle tête, Monsieur ? Attendez, j’vais vous la montrer avant de le coucher.
Elle alla vers une table qui portait la cuvette, le pot à eau, le savon, le peigne et la brosse. Elle prit la brosse, puis revint vers le lit et relevant toute la chevelure emmêlée du pochard, elle lui donna, en quelques instants, une figure de modèle de peintre, à grandes boucles tombant sur le cou. Puis, reculant afin de le contempler :
— Vrai qu’il est bien, pour son âge ?
— Très bien, affirma le docteur qui commençait à s’amuser beaucoup.
Elle ajouta :
— Et si vous l’aviez connu quand il avait vingt-cinq ans ! Mais faut le mettre au lit ; sans ça ses vertes lui tourneraient dans le ventre. Tenez, Monsieur, voulez-vous tirer sa manche ?… plus haut… comme ça… bon… la culotte maintenant… attendez, je vais lui ôter ses chaussures… c’est bien. – À présent, tenez-le debout pour que j’ouvre le lit… voilà… couchons-le… si vous croyez qu’il se dérangera tout à l’heure pour me faire de la place, vous vous trompez. Faut que je trouve mon coin, moi, n’importe où. Ça ne l’occupe pas. Ah ! Jouisseur, va !
Dès qu’il se sentit étendu dans ses draps, le bonhomme ferma les yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et dans toute sa figure satisfaite apparaissait la résolution énergique de dormir.
Le docteur, en l’examinant avec un intérêt sans cesse accru, demanda :
— Alors il va faire le jeune homme dans les bals costumés ?
— Dans tous, Monsieur, et il me revient au matin dans un état qu’on ne se figure pas. Voyez-vous, c’est le regret qui le conduit là et qui lui fait mettre une figure de carton sur la sienne. Oui, le regret de n’être plus ce qu’il a été, et puis de n’avoir plus ses succès !
Il dormait maintenant, et commençait à ronfler. Elle le contemplait d’un air apitoyé, et elle reprit :
— Ah ! Il en a eu des succès, cet homme-là ! Plus qu’on ne croirait, Monsieur, plus que les plus beaux messieurs du monde et que tous les ténors et que tous les généraux.
— Vraiment ? Que faisait-il donc ?
— Oh ! Ça va vous étonner d’abord, vu que vous ne l’avez pas connu dans son beau temps. Moi, quand je l’ai rencontré, c’était à un bal aussi, car il les a toujours fréquentés. J’ai été prise en l’apercevant, mais prise comme un poisson avec une ligne. Il était gentil, Monsieur, gentil à faire pleurer quand on le regardait, brun comme un corbeau, et frisé, avec des yeux noirs aussi grands que des fenêtres. Ah ! Oui, c’était un joli garçon. Il m’a emmenée ce soir-là, et je ne l’ai plus quitté, jamais, pas un jour, malgré tout ! Oh ! Il m’en a fait voir de dures !
Le docteur demanda :
— Vous êtes mariés ?
Elle répondit simplement :
— Oui, Monsieur… sans ça il m’aurait lâchée comme les autres. J’ai été sa femme et sa bonne, tout, tout ce qu’il a voulu… et il m’en a fait pleurer… des larmes que je ne lui montrais pas ! Car il me racontait ses aventures, à moi… à moi… Monsieur… sans comprendre quel mal ça me faisait de l’écouter…
— Mais quel métier faisait-il, enfin ?
— C’est vrai… j’ai oublié de vous le dire. Il était premier garçon chez Martel, mais un premier comme on n’en avait jamais eu… un artiste à dix francs l’heure, en moyenne…
— Martel ?… qui ça, Martel ?…
— Le coiffeur, Monsieur, le grand coiffeur de l’Opéra qui avait toute la clientèle des actrices. Oui, toutes les actrices les plus huppées se faisaient coiffer par Ambroise et lui donnaient des gratifications qui lui ont fait une fortune. Ah ! Monsieur, toutes les femmes sont pareilles, oui, toutes. Quand un homme leur plaît, elles se l’offrent. C’est si facile… et ça fait tant de peine à apprendre. Car il me disait tout… il ne pouvait pas se taire… non, il ne pouvait pas. Ces choses-là donnent tant de plaisir aux hommes ! Plus de plaisir encore à dire qu’à faire peut-être.
Quand je le voyais rentrer le soir, un peu pâlot, l’air content, l’œil brillant, je me disais : « Encore une. Je suis sûre qu’il en a levé encore une ». Alors j’avais envie de l’interroger, une envie qui me cuisait le cœur, et aussi une autre envie de ne pas savoir, de l’empêcher de parler s’il commençait. Et nous nous regardions.