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Je savais bien qu’il ne se tairait pas, qu’il allait en venir à la chose. Je sentais cela à son air, à son air de rire, pour me faire comprendre. « J’en ai une bonne aujourd’hui, Madeleine. » Je faisais semblant de ne pas voir, de ne pas deviner ; et je mettais le couvert ; j’apportais la soupe ; je m’asseyais en face de lui.

Dans ces moments-là, Monsieur, c’est comme si on m’avait écrasé mon amitié pour lui dans le corps, avec une pierre. Ça fait mal, allez, rudement. Mais il ne saisissait pas, lui, il ne savait pas ; il avait besoin de conter cela à quelqu’un, de se vanter, de montrer combien on l’aimait… et il n’avait que moi à qui le dire… vous comprenez… que moi… Alors… il fallait bien l’écouter et prendre ça comme du poison.

Il commençait à manger sa soupe et puis il disait :

— Encore une, Madeleine.

Moi je pensais : « Ça y est. Mon Dieu, quel homme ! Faut-il que je l’aie rencontré. »

Alors, il partait : « Encore une, et puis une chouette… » Et c’était une petite du Vaudeville ou bien une petite des Variétés, et puis aussi des grandes, les plus connues de ces dames de théâtre. Il me disait leurs noms, leurs mobiliers, et tout, tout, oui tout, Monsieur… Des détails à m’arracher le cœur. Et il revenait là-dessus, il recommençait son histoire, d’un bout à l’autre, si content que je faisais semblant de rire pour qu’il ne se fâche pas contre moi.

Ce n’était peut-être pas vrai tout ça ! Il aimait tant se glorifier qu’il était bien capable d’inventer des choses pareilles ! C’était peut-être vrai aussi ! Ces soirs-là, il faisait semblant d’être fatigué, de vouloir se coucher après souper. On soupait à onze heures, Monsieur, car il ne rentrait jamais plus tôt, à cause des coiffures de soirée.

Quand il avait fini son aventure, il fumait des cigarettes en se promenant dans la chambre, et il était si joli garçon, avec sa moustache et ses cheveux frisés, que je pensais : « C’est vrai, tout de même, ce qu’il raconte. Puisque j’en suis folle, moi, de cet homme-là, pourquoi donc les autres n’en seraient-elles pas aussi toquées. » Ah ! J’en ai eu des envies de pleurer, et de crier, et de me sauver, et de me jeter par la fenêtre, tout en desservant la table pendant qu’il fumait toujours. Il bâillait, en ouvrant la bouche, pour me montrer combien il était las, et il disait deux ou trois fois avant de se mettre au lit. « Dieu que je dormirai bien cette nuit ! »

Je ne lui en veux pas, car il ne savait point combien il me peinait ? Non, il ne pouvait pas le savoir ! Il aimait se vanter des femmes comme un paon qui fait la roue. Il en était arrivé à croire que toutes le regardaient et le voulaient.

Ça a été dur quand il a vieilli.

Oh ! Monsieur, quand j’ai vu son premier cheveu blanc, j’ai eu un saisissement à perdre le souffle, et puis une joie – une vilaine joie – mais si grande, si grande ! ! ! Je me suis dit : « C’est la fin… c’est la fin… » Il m’a semblé qu’on allait me sortir de prison. Je l’aurais donc pour moi toute seule, quand les autres n’en voudraient plus.

C’était un matin, dans notre lit. – Il dormait encore, et je me penchais sur lui pour le réveiller en l’embrassant lorsque j’aperçus dans ses boucles, sur la tempe, un petit fil qui brillait comme de l’argent. Quelle surprise ! Je n’aurais pas cru cela possible ! D’abord j’ai pensé à l’arracher pour qu’il ne le vît pas, lui ! Mais, en regardant bien j’en aperçus un autre plus haut. Des cheveux blancs ! Il allait avoir des cheveux blancs ! J’en avais le cœur battant et une moiteur à la peau ; pourtant, j’étais bien contente, au fond !

C’est laid de penser ainsi, mais j’ai fait mon ménage de bon cœur ce matin-là, sans le réveiller encore ; et quand il eut ouvert les yeux, tout seul, je lui dis :

— Sais-tu ce que j’ai découvert pendant que tu dormais ?

— Non.

— J’ai découvert que tu as des cheveux blancs.

Il eut une secousse de dépit qui le fit asseoir comme si je l’avais chatouillé et il me dit d’un air méchant :

— C’est pas vrai !

— Oui, sur la tempe gauche. Il y en a quatre.

Il sauta du lit pour courir à la glace.

Il ne les trouvait pas. Alors je lui montrai le premier, le plus bas, le petit frisé, et je lui disais :

— Ça n’est pas étonnant avec la vie que tu mènes. D’ici à deux ans tu seras fini.

Eh bien ! Monsieur, j’avais dit vrai, deux ans après on ne l’aurait pas reconnu. Comme ça change vite un homme ! Il était encore beau garçon mais il perdait sa fraîcheur, et les femmes ne le recherchaient plus. Ah ! J’en ai mené une dure d’existence, moi, en ce temps-là ! Il m’en a fait voir de cruelles ! Rien ne lui plaisait, rien de rien. Il a quitté son métier pour la chapellerie, dans quoi il a mangé de l’argent. Et puis il a voulu être acteur sans y réussir, et puis il s’est mis à fréquenter les bals publics. Enfin, il a eu le bon sens de garder un peu de bien, dont nous vivons. Ça suffit, mais ça n’est pas lourd ! Dire qu’il a eu presque une fortune à un moment.

Maintenant vous voyez ce qu’il fait. C’est comme une frénésie qui le tient. Faut qu’il soit jeune, faut qu’il danse avec des femmes qui sentent l’odeur et la pommade. Pauvre vieux chéri, va !

Elle regardait, émue, prête à pleurer, son vieux mari qui ronflait. Puis, s’approchant de lui à pas légers, elle mit un baiser dans ses cheveux. Le médecin s’était levé, et se préparait à s’en aller, ne trouvant rien à dire devant ce couple bizarre.

Alors, comme il partait, elle demanda :

— Voulez-vous tout de même me donner votre adresse. S’il était plus malade j’irais vous chercher.

Un portrait

Tiens, Milial ! dit quelqu’un près de moi.

Je regardai l’homme qu’on désignait, car, depuis longtemps j’avais envie de connaître ce Don Juan.

Il n’était plus jeune. Les cheveux gris, d’un gris trouble, ressemblaient un peu à ces bonnets à poil dont se coiffent certains peuples du Nord, et sa barbe fine, assez longue, tombant sur la poitrine, avait aussi des airs de fourrure. Il causait avec une femme, penché vers elle, parlant à voix basse, en la regardant avec un œil doux, plein d’hommages et de caresses.

Je savais sa vie, ou du moins ce qu’on en connaissait. Il avait été aimé follement, plusieurs fois ; et des drames avaient eu lieu où son nom se trouvait mêlé. On parlait de lui comme d’un homme très séduisant, presque irrésistible. Lorsque j’interrogeais les femmes qui faisaient le plus son éloge, pour savoir d’où lui venait cette puissance, elles répondaient toujours, après avoir quelque temps cherché :

— Je ne sais pas… c’est du charme.

Certes, il n’était pas beau. Il n’avait rien des élégances dont nous supposons doués les conquérants de cœurs féminins. Je me demandais, avec intérêt, où était cachée sa séduction. Dans l’esprit ?… On ne m’avait jamais cité ses mots ni même célébré son intelligence… Dans le regard ?… Peut-être… Ou dans la voix ?… La voix de certains êtres a des grâces sensuelles, irrésistibles, la saveur des choses exquises à manger. On a faim de les entendre, et le son de leurs paroles pénètre en nous comme une friandise.