C’est cela que j’ai fait en l’épousant, j’ai obéi à cet imbécile emportement qui nous jette vers la femelle.
Elle est ma femme. Tant que je l’ai idéalement désirée elle fut pour moi le rêve irréalisable près de se réaliser. À partir de la seconde même où je l’ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l’être dont la nature s’était servie pour tromper toutes mes espérances.
Les a-t-elle trompées ? – Non. Et pourtant je suis las d’elle, las à ne pouvoir la toucher, l’effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que mon cœur soit soulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le dégoût d’elle, mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant, le dégoût de l’étreinte amoureuse, si vile, qu’elle est devenue, pour tous les êtres affinés, un acte honteux qu’il faut cacher, dont on ne parle qu’à voix basse, en rougissant…
Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m’appelant du sourire, du regard et des bras. Je ne peux plus. J’ai cru jadis que son baiser m’emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d’une fièvre passagère, et je sentis dans son haleine le souffle léger, subtil, presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleversé !
Oh ! La chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l’âme.
Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs éclatantes ou pâles, dont les tons, les nuances font frémir mon cœur et troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si variées et si sensuelles, entr’ouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches, et creuses avec des lèvres retournées, dentelées, charnues, poudrées d’une semence de vie qui, dans chacune, engendre un parfum différent.
Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure pour leur inviolable race, évaporant autour d’elles l’encens divin de leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l’essence de leurs corps incomparables, de leurs corps parés de toutes les grâces, de toutes les élégances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et la séduction enivrante de toutes les senteurs…
Fragments choisis, six mois plus tard
… J’aime les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des êtres matériels et délicieux ; je passe mes jours et mes nuits dans les serres où je les cache ainsi que les femmes des harems.
Qui connaît, hors moi, la douceur, l’affolement, l’extase frémissante, charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses ; et ces baisers sur la chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.
J’ai des serres où personne ne pénètre que moi et celui qui en prend soin.
J’entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d’abord entre deux foules de corolles fermées, entr’ouvertes ou épanouies qui vont en pente de la terre au toit. C’est le premier baiser qu’elles m’envoient.
Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.
Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, étagées sur huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées qu’elles ont l’air de deux jardins venant jusqu’à mes pieds.
Mon cœur palpite, mon œil s’allume à les voir, mon sang s’agite dans mes veines, mon âme s’exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de les toucher. Je passe. Trois portes sont fermées au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J’ai trois harems.
Mais j’entre le plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses préférées. Leur chambre est basse, étouffante. L’air humide et chaud rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des yeux ! Car elles ont des yeux ! Elles me regardent, elles me voient, êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée, de l’air impalpable et de la chaude lumière, cette mère du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu’aucun peintre n’imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu’on peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour l’amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l’âme grisée dans le paradis des images et des voluptés idéales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pour s’envoler. Vont-elles s’envoler, venir à moi ? Non, c’est mon cœur qui vole au-dessus d’elles comme un mâle mystique et torturé d’amour.
Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde et je les contemple, je les admire, je les adore l’une après l’autre.
Comme elles sont grasses, profondes, roses, d’un rose qui mouille les lèvres de désir ! Comme je les aime ! Le bord de leur calice est frisé, plus pâle que leur gorge et la corolle s’y cache, bouche mystérieuse, attirante, sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui sentent bon et ne parlent pas.
J’ai parfois pour une d’elles une passion qui dure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs. On l’enlève alors de la galerie commune et on l’enferme dans un mignon cabinet de verre où murmure un fil d’eau contre un lit de gazon tropical venu des îles du grand Pacifique. Et je reste près d’elle, ardent, fiévreux et tourmenté, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis que je la possède, que j’aspire, que je bois, que je cueille sa courte vie d’une inexprimable caresse.
Lorsqu’il eût terminé la lecture de ces fragments, l’avocat reprit :
« La décence, Messieurs les juges, m’empêche de continuer à vous communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je crois, pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu’on ne croit dans notre époque de démence hystérique et de décadence corrompue.
« Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu’aucune autre femme à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place l’étrange égarement des sens de son mari. »
Qui sait ?
I
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais donc écrire enfin ce qui m’est arrivé ! Mais le pourrai-je ? L’oserai-je ? Cela est si bizarre, si inexplicable, si incompréhensible, si fou !