Je rentrai en France par Marseille, et malgré la gaieté provençale, la lumière diminuée du ciel m’attrista. Je ressentis, en revenant sur le continent, l’étrange impression d’un malade qui se croit guéri et qu’une douleur sourde prévient que le foyer du mal n’est pas éteint.
Puis je revins à Paris. Au bout d’un mois, je m’y ennuyai. C’était à l’automne, et je voulus faire, avant l’hiver, une excursion à travers la Normandie, que je ne connaissais pas.
Je commençai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j’errai distrait, ravi, enthousiasmé, dans cette ville du moyen âge, dans ce surprenant musée d’extraordinaires monuments gothiques.
Or, un soir, vers quatre heures, comme je m’engageais dans une rue invraisemblable où coule une rivière noire comme de l’encre nommée « Eau de Robec », mon attention, toute fixée sur la physionomie bizarre et antique des maisons, fut détournée tout à coup par la vue d’une série de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte.
Ah ! Ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de vieilleries, dans cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours d’eau sinistre, sous ces toits pointus de tuiles et d’ardoises où grinçaient encore les girouettes du passé !
Au fond des noirs magasins, on voyait s’entasser les bahuts sculptés, les faïences de Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes, d’autres en chêne, des Christ, des vierges, des saints, des ornements d’église, des chasubles, des chapes, même des vases sacrés et un vieux tabernacle en bois doré d’où Dieu avait déménagé. Oh ! les singulières cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des caves aux greniers, d’objets de toute nature, dont l’existence semblait finie, qui survivaient à leurs naturels possesseurs, à leur siècle, à leur temps, à leurs modes, pour être achetés, comme curiosités, par les nouvelles générations.
Ma tendresse pour les bibelots se réveillait dans cette cité d’antiquaires. J’allais de boutique en boutique, traversant, en deux enjambées, les ponts de quatre planches pourries jetées sur le courant nauséabond de l’Eau de Robec.
Miséricorde ! Quelle secousse ! Une de mes plus belles armoires m’apparut au bord d’une voûte encombrée d’objets et qui semblait l’entrée des catacombes d’un cimetière de meubles anciens. Je m’approchai tremblant de tous mes membres, tremblant tellement que je n’osais pas la toucher. J’avançais la main, j’hésitais. C’était bien elle, pourtant : une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par quiconque avait pu la voir une seule fois. Jetant soudain les yeux un peu plus loin, vers les profondeurs plus sombres de cette galerie, j’aperçus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares qu’on venait les voir de Paris.
Songez ! Songez à l’état de mon âme !
Et j’avançai, perclus, agonisant d’émotion, mais j’avançai, car je suis brave, j’avançai comme un chevalier des époques ténébreuses pénétrait en un séjour de sortilèges. Je retrouvais, de pas en pas, tout ce qui m’avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes tableaux, mes étoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettres, et que je n’aperçus point.
J’allais, descendant à des galeries obscures pour remonter ensuite aux étages supérieurs. J’étais seul. J’appelais, on ne répondait point. J’étais seul ; il n’y avait personne en cette maison vaste et tortueuse comme un labyrinthe.
La nuit vint, et je dus m’asseoir, dans les ténèbres, sur une de mes chaises, car je ne voulais point m’en aller. De temps en temps je criais : – Holà ! Holà ! Quelqu’un !
J’étais là, certes, depuis plus d’une heure quand j’entendis des pas, des pas légers, lents, je ne sais où. Je faillis me sauver ; mais, me raidissant, j’appelai de nouveau, et, j’aperçus une lueur dans la chambre voisine.
— Qui est là ? dit une voix.
Je répondis :
— Un acheteur.
On répliqua :
— Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques.
Je repris :
— Je vous attends depuis plus d’une heure.
— Vous pouviez revenir demain.
— Demain, j’aurai quitté Rouen.
Je n’osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la lueur de sa lumière éclairant une tapisserie où deux anges volaient au-dessus des morts d’un champ de bataille. Elle m’appartenait aussi. Je dis :
— Eh bien ! Venez-vous ?
Il répondit :
— Je vous attends.
Je me levai et j’allai vers lui.
Au milieu d’une grande pièce était un tout petit homme, tout petit et très gros, gros comme un phénomène, un hideux phénomène.
Il avait une barbe rare, aux poils inégaux, clairsemés et jaunâtres, et pas un cheveu sur la tête ! Pas un cheveu ? Comme il tenait sa bougie élevée à bout de bras pour m’apercevoir, son crâne m’apparut comme une petite lune dans cette vaste chambre encombrée de vieux meubles. La figure était ridée et bouffie, les yeux imperceptibles.
Je marchandai trois chaises qui étaient à moi, et les payai sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplement le numéro de mon appartement à l’hôtel. Elles devaient être livrées le lendemain avant neuf heures.
Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu’à sa porte avec beaucoup de politesse.
Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police, à qui je racontai le vol de mon mobilier et la découverte que je venais de faire.
Il demanda séance tenante des renseignements par télégraphe au parquet qui avait instruit l’affaire de ce vol, en me priant d’attendre la réponse. Une heure plus tard, elle lui parvint tout à fait satisfaisante pour moi.
— Je vais faire arrêter cet homme et l’interroger tout de suite, me dit-il, car il pourrait avoir conçu quelque soupçon et faire disparaître ce qui vous appartient. Voulez-vous aller dîner et revenir dans deux heures, je l’aurai ici et je lui ferai subir un nouvel interrogatoire devant vous.
— Très volontiers, Monsieur. Je vous remercie de tout mon cœur.
J’allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieux que je n’aurais cru. J’étais assez content tout de même. On le tenait.
Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police qui m’attendait.
— Eh bien ! Monsieur, me dit-il en m’apercevant. On n’a pas trouvé votre homme. Mes agents n’ont pu mettre la main dessus.
Ah ! Je me sentis défaillir.
— Mais… Vous avez bien trouvé sa maison ? demandai-je.
— Parfaitement. Elle va même être surveillée et gardée jusqu’à son retour. Quant à lui, disparu.
— Disparu ?
— Disparu. Il passe ordinairement ses soirées chez sa voisine, une brocanteuse aussi, une drôle de sorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l’a pas vu ce soir et ne peut donner sur lui aucun renseignement. Il faut attendre demain.
Je m’en allai. Ah ! Que les rues de Rouen me semblèrent sinistres, troublantes, hantées.
Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaque bout de sommeil.
Comme je ne voulais pas paraître trop inquiet ou pressé, j’attendis dix heures, le lendemain, pour me rendre à la police.