Quant il fut à quelques enjambées de l’ecclésiastique, il ôta la loque qui lui abritait le front, en se découvrant avec un air un peu théâtral, et montrant une tête flétrie, crapuleuse et jolie, chauve sur le sommet du crâne, marque de fatigue ou de débauche précoce, car cet homme assurément n’avait pas plus de vingt-cinq ans.
Le prêtre, aussitôt, se découvrit aussi, devinant et sentant que ce n’était pas là le vagabond ordinaire, l’ouvrier sans travail ou le repris de justice errant entre deux prisons et qui ne sait plus guère parler que le langage mystérieux des bagnes.
— Bonjour, Monsieur le curé, dit l’homme.
Le prêtre répondit simplement : « Je vous salue », ne voulant pas appeler « Monsieur » ce passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et l’abbé Vilbois, devant le regard de ce rôdeur, se sentait troublé, ému comme en face d’un ennemi inconnu, envahi par une de ces inquiétudes étranges qui se glissent en frissons dans la chair et dans le sang.
À la fin, le vagabond reprit :
— Eh bien ! Me reconnaissez-vous ?
Le prêtre, très étonné, répondit :
— Moi, pas du tout, je ne vous connais point.
— Ah ! Vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage.
— J’ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu.
— Ça c’est vrai, reprit l’autre, ironique, mais je vais vous montrer quelqu’un que vous connaissez mieux.
Il se recoiffa et déboutonna son pardessus. Sa poitrine était nue dedans. Une ceinture rouge, roulée autour de son ventre maigre, retenait sa culotte au-dessus de ses hanches.
Il prit dans sa poche une enveloppe, une de ces invraisemblables enveloppes que toutes les taches possibles ont marbrées, une de ces enveloppes qui gardent, dans les doublures des gueux errants, les papiers quelconques, vrais ou faux, volés ou légitimes, précieux défenseurs de la liberté contre le gendarme rencontré. Il en tira une photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu’on faisait souvent autrefois, jaunie, fatiguée, traînée longtemps partout, chauffée contre la chair de cet homme et ternie par sa chaleur.
Alors, l’élevant à côté de sa figure, il demanda :
— Et celui-là, le connaissez-vous ?
L’abbé fit deux pas pour mieux voir et demeura pâlissant, bouleversé, car c’était son propre portrait, fait pour Elle, à l’époque lointaine de son amour.
Il ne répondait rien, ne comprenant pas.
Le vagabond répéta :
— Le reconnaissez-vous, celui-là ?
Et le prêtre balbutia :
— Mais oui.
— Qui est-ce ?
— C’est moi.
— C’est bien vous ?
— Mais oui.
— Eh bien ! Regardez-nous, tous les deux, maintenant, votre portrait et moi ?
Il avait vu déjà, le misérable homme, il avait vu que ces deux êtres, celui de la carte et celui qui riait à côté, se ressemblaient comme deux frères, mais il ne comprenait pas encore, et il bégaya :
— Que me voulez-vous, enfin ?
Alors, le gueux, d’une voix méchante :
— Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d’abord.
— Qui êtes-vous donc ?
— Ce que je suis ? Demandez-le à n’importe qui sur la route, demandez-le à votre bonne, allons le demander au maire du pays si vous voulez, en lui montrant ça ; et il rira bien, c’est moi qui vous le dis. Ah ! Vous ne voulez pas reconnaître que je suis votre fils, papa curé ?
Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et désespéré, gémit :
— Ça n’est pas vrai.
Le jeune homme s’approcha tout contre lui, face à face.
— Ah ! Ça n’est pas vrai. Ah, l’abbé ! Il faut cesser de mentir, entendez-vous ?
Il avait une figure menaçante et les poings fermés, et il parlait avec une conviction si violente, que le prêtre, reculant toujours, se demandait lequel des deux se trompait en ce moment.
Encore une fois, cependant, il affirma :
— Je n’ai jamais eu d’enfant.
L’autre ripostant :
— Et pas de maîtresse, peut-être ?
Le vieillard prononça résolument un seul mot, un fier aveu :
— Si.
— Et cette maîtresse n’était pas grosse quand vous l’avez chassée ?
Soudain, la colère ancienne, étouffée vingt-cinq ans plus tôt, non pas étouffée, mais murée au fond du cœur de l’amant, brisa les voûtes de foi, de dévotion résignée, de renoncement à tout, qu’il avait construites sur elle, et, hors de lui, il cria :
— Je l’ai chassée parce qu’elle m’avait trompé et qu’elle portait en elle l’enfant d’un autre, sans quoi, je l’aurais tuée, Monsieur, et vous avec elle.
Le jeune homme hésita, surpris à son tour par l’emportement sincère du curé, puis il répliqua plus doucement :
— Qui vous a dit ça que c’était l’enfant d’un autre ?
— Mais elle, elle-même, en me bravant.
Alors, le vagabond, sans contester cette affirmation, conclut avec un ton indifférent de voyou qui juge une cause :
— Eh ben ! C’est maman qui s’est trompée en vous narguant, v’là tout.
Redevenant aussi plus maître de lui, après ce mouvement de fureur, l’abbé, à son tour, interrogea :
— Et qui vous a dit, à vous, que vous étiez mon fils ?
— Elle, en mourant, m’sieu l’curé… Et puis ça !
Et il tendait, sous les yeux du prêtre, la petite photographie.
Le vieillard la prit, et lentement, longuement, le cœur soulevé d’angoisse, il compara ce passant inconnu avec son ancienne image, et il ne douta plus, c’était bien son fils.
Une détresse emporta son âme, une émotion inexprimable, affreusement pénible, comme le remords d’un crime ancien. Il comprenait un peu, il devinait le reste, il revoyait la scène brutale de la séparation. C’était pour sauver sa vie, menacée par l’homme outragé, que la femme, la trompeuse et perfide femelle lui avait jeté ce mensonge. Et le mensonge avait réussi. Et un fils de lui était né, avait grandi, était devenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc sent la bête.
Il murmura :
— Voulez-vous faire quelques pas avec moi, pour nous expliquer davantage ?
L’autre se mit à ricaner.
— Mais, parbleu ! C’est bien pour cela que je suis venu.
Ils s’en allèrent ensemble, côte à côte, par le champ d’oliviers. Le soleil avait disparu. La grande fraîcheur des crépuscules du Midi étendait sur la campagne un invisible manteau froid. L’abbé frissonnait et levant soudain les yeux, dans un mouvement habituel d’officiant, il aperçut partout autour de lui, tremblotant sur le ciel, le petit feuillage grisâtre de l’arbre sacré qui avait abrité sous son ombre frêle la plus grande douleur, la seule défaillance du Christ.
Une prière jaillit de lui, courte et désespérée, faite avec cette voix intérieure qui ne passe point par la bouche et dont les croyants implorent le Sauveur : « Mon Dieu, secourez-moi. »