La vieille dame ne s’était pas blessée dans sa chute; mais comme elle marchait avec quelque difficulté, Vivaldi saisit cette occasion pour lui offrir son bras; elle s’excusa d’abord en le remerciant, mais sur ses instances respectueuses, elle lui permit de l’accompagner jusque chez elle. Plusieurs fois, pendant le chemin, le jeune homme essaya de lier conversation avec Elena. Mais elle ne répondait que par monosyllabes; et, déjà, ils étaient arrivés à la porte de la maison sans qu’il eût trouvé le moyen d’entamer cette froide réserve.
L’aspect de la demeure des deux dames lui donna lieu de penser qu’elles tenaient un rang honorable dans le monde, mais que leur fortune était médiocre. Cette habitation modeste – dont Vivaldi sut plus tard qu’on l’appelait la villa Altieri -, bâtie avec goût, entourée d’un jardin et de vignobles, dominée par un bois de pins et de palmiers, était située au haut d’une colline, d’où la vue donnait sur la baie de Naples et ses rivages enchanteurs. Un petit portique et une colonnade de marbre commun composaient une façade d’un style assez élégant. Vivaldi s’arrêta à la petite grille du jardin. La vieille dame lui renouvela ses remerciements, mais sans l’inviter à entrer.
Déçu, ne pouvant se résoudre à prendre congé, le jeune homme, tout troublé, demeurait sur place, fixant Elena, si bien que la vieille dame fut obligée de lui renouveler ses adieux. Enfin, il se hasarda à demander la permission d’envoyer prendre de ses nouvelles, et quand il l’eut obtenue, il adressa un long regard d’adieu à Elena, qui crut devoir le remercier à son tour des soins qu’il avait donnés à sa tante. Le son de la voix de la jeune fille et l’expression de sa reconnaissance accrurent l’émotion de Vivaldi; ce fut avec peine qu’il s’arracha d’auprès d’elle. Puis, l’imagination remplie de cette céleste apparition, le cœur tout agité de ce qu’il venait de voir et d’entendre, il descendit au rivage, heureux de prolonger son séjour près du lieu qu’habitait Elena, espérant l’apercevoir sur le balcon, où la fraîcheur de la brise de mer pourrait l’inviter à paraître. Il passa ainsi plusieurs heures. Le soir venu, il retourna au palais de son père, à Naples. Il ne cessait de revoir, avec une joie mêlée d’inquiétude, l’image d’Elena et le doux sourire qui avait accompagné ses remerciements; mais il n’osait encore imaginer aucun plan de conduite. Rentré d’assez bonne heure pour accompagner sa mère à la promenade du Cours, il croyait voir dans chaque voiture qui passait l’objet qui occupait ses rêves. Vain espoir! Cependant, la marquise, frappée de son silence et d’un certain trouble qui ne lui était pas habituel, lui posa quelques questions auxquelles il répondit d’une manière évasive; elle chercha alors d’autres moyens plus adroits pour le faire parler.
Vincenzo de Vivaldi, descendant d’une des plus anciennes familles du royaume de Naples, était fils du marquis de Vivaldi, favori du roi, plus élevé encore en puissance qu’en dignité. Très vain de sa naissance, le marquis joignait à son orgueil de race, un sentiment excessif de supériorité. Une conscience ferme et droite balançait chez lui l’ambition et la maintenait dans les limites de la morale. Telle n’était pas la marquise de Vivaldi, qui se vantait d’une généalogie aussi ancienne que celle de son époux; mais dont l’orgueil n’était tempéré par aucune vertu. Violente dans ses passions, vindicative autant qu’artificieuse, elle aimait son fils, moins comme l’unique fruit de ses entrailles, que comme le dernier rejeton de deux illustres maisons, destiné à perpétuer la gloire et les honneurs de l’une et de l’autre. Quant au jeune Vincenzo, il tenait heureusement beaucoup plus de son père que de sa mère. Il avait la noble fierté du marquis et quelque chose de la violence des passions de la marquise, mais sans rien emprunter à cette femme hautaine de sa duplicité ni de son esprit de vengeance. Impétueux mais franc, prompt à s’offenser mais s’apaisant aussi vite, il était irrité du plus léger manque d’égards, tout comme il était touché des moindres attentions. Et si le soin de son honneur le rendait sensible à l’injure, sa bonté généreuse le disposait à l’indulgence.
Le lendemain de sa première rencontre avec Elena, il retourna à la villa Altieri, pour aller chercher lui-même les nouvelles qu’on lui avait permis de demander. La pensée qu’il allait revoir la jeune fille l’agitait d’une impatience à la fois joyeuse et craintive; et comme ce trouble fiévreux augmentait à mesure qu’il approchait de la bienheureuse demeure, il fut obligé de s’arrêter à la porte du jardin pour reprendre haleine et pour composer son maintien. Il fut introduit dans un petit salon de compagnie, où il trouva la signora Bianchi – c’était la vieille dame – toute seule, occupée à dévider de la soie; mais une chaise, devant laquelle était un métier à broder, témoignait qu’Elena venait de quitter la pièce. La signora le reçut avec une politesse réservée. Il espérait toujours que la jeune fille allait reparaître et tâchait de prolonger sa visite; mais enfin, tous les sujets de conversation étant épuisés, il fut forcé de prendre congé de la vieille dame.
Son abattement était extrême. Il employa la journée du lendemain à se procurer quelques informations sur la famille d’Elena. On lui dit qu’elle était orpheline, que sa naissance était médiocre, sa fortune fort déchue, et qu’elle dépendait, pour vivre, de la vieille tante avec qui elle demeurait. Sous ce rapport, les renseignements n’étaient pas exacts; car c’était elle au contraire dont le travail faisait subsister la bonne dame qui n’avait pour tout bien que la retraite où elles vivaient; et la jeune fille passait des journées entières sur des ouvrages de broderie que les religieuses d’un couvent voisin vendaient fort cher aux dames de Naples. Ainsi Vivaldi ne se doutait guère qu’une magnifique robe de sa mère était l’œuvre des doigts d’Elena, de même que plusieurs copies de peintures antiques qui ornaient un cabinet du palais Vivaldi. Ces circonstances du reste, s’il les eût connues, n’auraient servi qu’à enflammer encore sa passion.
Elena savait endurer la pauvreté, mais non le mépris, et c’était pour écarter d’elle ce triste effet des préjugés vulgaires qu’elle cachait soigneusement l’usage, pourtant si honorable, qu’elle faisait de ses talents. Son courage n’était pas encore à l’épreuve du sourire humiliant de la compassion, et ses idées n’étaient pas assez mûres pour la mettre au-dessus du dédain, en lui faisant trouver une véritable gloire dans la dignité de lu vertu qui se suffit à elle-même. Unique soutien de la vieillesse de sa tante, elle la soulageait dans ses infirmités et la consolait dans ses souffrances, avec une tendresse toute filiale; car elle n’avait jamais connu sa mère qu’elle avait perdue étant enfant; et la signora Bianchi lui en avait tenu lieu. C’est ainsi que cette pure et innocente enfant vivait heureuse dans sa retraite, et dans l’accomplissement de ses pieux devoirs, lorsqu’elle rencontra pour la première fois Vincenzo de Vivaldi. Ce n’était pas une de ces figures qu’on peut voir sans les remarquer. Elena avait été frappée de la vivacité de sa physionomie et de la dignité de son maintien; mais elle se défendait déjà d’un sentiment plus tendre que l’admiration et s’efforçait d’écarter de son esprit l’image du jeune homme, en se livrant à ses occupations ordinaires pour recouvrer sa tranquillité un peu troublée.
Cependant Vivaldi désolé de n’avoir pu parvenir à revoir Elena résolut de retourner de nouveau à la villa Altieri dès que la nuit serait tombée. Ce soir-là même, la marquise avait chez elle une grande réunion. Quelques soupçons, provoqués par l’impatience trop visible de son fils, la portèrent à le retenir fort longtemps, en l’engageant à choisir de la musique pour son orchestre et à présider à l’exécution d’un nouvel opéra dont elle protégeait l’auteur. Dès qu’il crut enfin pouvoir s’échapper sans être observé, Vivaldi quitta cette société importune et, bien enveloppé de son manteau, il s’achemina à grands pas vers la villa Altieri, située à une petite distance de la ville. À peine arrivé, il franchit la haie qui fermait le jardin et s’enivra du plaisir de se trouver près de l’objet de son affection; mais ce premier moment passé, il se trouva aussi isolé que s’il eût été séparé pour jamais d’Elena. Aucune lumière ne brillant dans la maison, il se dit que les dames étaient déjà retirées pour se coucher, et qu’il fallait cette nuit-là renoncer à tout espoir. Cependant, cédant à une impulsion involontaire, il continua à s’avancer vers la maison et se retrouva encore une fois sous le portique. Il était minuit, et le calme de la nature était plutôt adouci que troublé par le murmure des flots qui roulaient sur la plage. Vivaldi, absorbé par ses pensées, suivait d’un œil distrait les contours indécis du rivage et l’ombre lointaine de quelques navires qui poursuivaient leur route en silence, guidés par l’étoile polaire. Tout à coup, quelques sons touchants parviennent à son oreille, et lui rappelant ceux qu’il a entendus dans l’église de San Lorenzo. Frappé de ce souvenir, il s’élance dans le jardin du côté d’où vient la voix; et, faisant le tour de la maison, il arrive à un massif d’où il entend distinctement Elena chantant un hymne à la Vierge et s’accompagnant d’un luth dont elle tirait les accords les plus mélodieux. Il demeura quelque temps en extase, osant à peine respirer, de peur de perdre une note de ce chant si suave; bientôt les interstices d’une touffe de clématites lui laissèrent voir Elena dans une chambre dont les jalousies étaient ouvertes pour donner passage à l’air frais. La jeune fille se levait d’un prie-Dieu où elle venait d’achever sa prière; une ferveur religieuse se peignait dans ses regards levés vers le ciel. Ses beaux cheveux étaient négligemment rassemblés sous un réseau de soie; seules quelques tresses échappées se jouaient sur son cou et encadraient son beau visage, qu’aucun voile jaloux ne dissimulait plus.