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«Vers l’année 1742, le feu comte de Bruno avait fait un voyage en Grèce. Cette circonstance avait été vivement souhaitée et attendue par son frère, alors comte de Marinella, qui avait résolu de la mettre à profit. Depuis longtemps déjà une passion effrénée remplissait le cœur de Marinella et lui avait suggéré l’atroce projet d’un fratricide. Mais d’autres causes encore conspiraient à lui faire hâter l’exécution de ce crime: dans une occasion importante, le comte de Bruno avait contrarié les vues folles et déréglées de son jeune frère et avait joint de justes reproches à l’exercice sévère de son autorité. Dès lors, Marinella avait conçu une haine profonde pour son frère. Cadet de famille, il avait dissipé de bonne heure son petit patrimoine; et l’amoindrissement de sa fortune, au lieu de lui inspirer des idées d’économie et de modération, l’avait porté à chercher des ressources honteuses dans mille expédients plus ou moins extravagants et coupables. Le comte de Bruno, quoiqu’il ne possédât qu’une fortune médiocre, était souvent venu à son aide, mais à la fin, le trouvant incorrigible et le voyant dissiper sans remords les épargnes de la famille, il avait refusé de lui fournir plus longtemps de l’argent au-delà de ce qui était nécessaire à ses premiers besoins.

«Il est difficile à une âme honnête de comprendre l’égarement d’un homme assez dépravé pour prendre son frère en horreur parce que celui-ci refusait de se ruiner pour satisfaire à son luxe et à ses plaisirs. Ce fut pourtant ce qui arriva. Traitant d’avarice et d’insensibilité odieuse la prudente économie du comte de Bruno, Marinella en conçut un ressentiment poussé jusqu’à la rage. Cette haine s’alimenta d’une foule d’autres circonstances et s’accrut encore par l’envie, la plus basse et la plus malfaisante des passions humaines. Marinella enviait le bonheur de son frère, son nom, sa fortune, la possession d’une femme jeune et belle; et il s’abandonna à la tentation d’un crime qui pouvait lui transmettre tous ces avantages; Spalatro lui était bien connu, et il ne craignit pas de confier à cet homme l’exécution de son horrible projet. Il lui acheta une petite maison, sur les bords de l’Adriatique, dans un endroit écarté et solitaire, où le bandit alla s’établir pendant un certain temps. C’était cette même maison en ruine où Elena avait été conduite.

«Instruit de l’itinéraire de son frère, Marinella en donnait de temps en temps des nouvelles à Spalatro. Il le prévint que le comte de Bruno traverserait à son retour la mer Adriatique, de Raguse à Manfredonia. Spalatro l’attendit au passage, à l’entrée de la forêt du Gargano, et, avec l’aide d’un autre scélérat, il fit feu sur lui et sur sa suite, qui consistait en un domestique et un guide du pays. Celui-ci s’enfuit. Le comte et son valet tombèrent criblés de blessures; les assassins commencèrent par les enterrer sur le lieu même. Mais une défiance craintive, compagne ordinaire du crime, suggéra à Spalatro de nouvelles précautions à prendre contre la trahison de son complice. Il retourna seul dans la forêt pendant la nuit, déterra ces corps sanglants, les apporta successivement chez lui dans un sac – c’est là ce que le pêcheur avait vu – et déplaça ainsi les preuves qui auraient pu mettre la justice sur les traces de l’assassinat. Marinella imagina ensuite une histoire assez vraisemblable d’un naufrage sur la côte de l’Adriatique, dont son frère aurait été victime avec tout l’équipage. Et comme personne d’autre que les assassins n’était instruit de son genre de mort et que le guide qui s’était enfui ne connaissait même pas le nom du comte de Bruno, il ne resta pas un seul indice du crime, ni un seul doute sur le récit du naufrage imaginé par Marinella. Cette histoire ne trouva donc que des oreilles crédules; la veuve du comte elle-même y ajouta foi. Et si plus tard, après le second mariage auquel son persécuteur sut la contraindre, elle eut quelque soupçon de vérité, c’était une lueur trop faible et trop vague pour guider son esprit à travers ces ténèbres.»

Pendant la lecture de cette confession de Spalatro et surtout vers la fin, Schedoni ne put dissimuler son trouble, car le bandit, qui ne savait pas, il est vrai, le nom du moine, avait désigné le comte de Bruno comme l’homme qui avait voyagé avec lui sous un habit religieux et qui avait voulu se défaire de lui dans les ruines, probablement pour supprimer un témoin dangereux. Il était facile, à ces traits, de remonter jusqu’à la vérité.

Si Spalatro était venu faire cette déposition à Rome, c’est qu’au moment de leur départ, Schedoni, pour déjouer la surveillance de son complice, lui avait dit qu’il se rendait dans cette ville au lieu de lui indiquer Naples. Épuisé par sa blessure et la fatigue d’un long voyage à pied, Spalatro en arrivant fut saisi d’une forte fièvre à laquelle il devait succomber. Ce fut lorsqu’il touchait à ses derniers moments que, pressé de décharger sa conscience, il fit une confession complète de ses crimes. Le prêtre qui la reçut, effrayé de l’importance de ces aveux, appela un ami pour les entendre. Ce témoin était le père Nicola de Zampari, ancien ami de Schedoni, et que son caractère vindicatif disposait à se réjouir d’une découverte qui devait perdre l’homme dont les promesses fallacieuses l’avaient jeté dans une irritation profonde. On a vu comment il sut s’y prendre pour attirer le moine dans les filets d’une accusation capitale.

Si Schedoni fut troublé par la dénonciation posthume de Spalatro, tout ce qui lui restait de présence d’esprit l’abandonna lorsqu’il vit paraître un nouveau témoin, Giovanni, ancien domestique de sa maison. Cet homme attesta que Schedoni était bien Ferando, comte de Marinella, lequel avait pris, après la mort de son frère aîné, le nom de comte de Bruno. Et, ajoutant à ce témoignage accablant sa déposition sur la mort de la comtesse, Giovanni déclara qu’il était un des serviteurs qui avaient transporté la pauvre dame dans son appartement après qu’elle eut été poignardée par son mari. Il avait même assisté aux obsèques de cette malheureuse victime dans l’église de Santa dei Miracoli, monastère voisin de la demeure des Bruno. Il affirma en outre qu’au dire des médecins la comtesse était morte de sa blessure, et que le mari, s’étant enfui après le meurtre de sa femme, n’avait jamais reparu depuis ce jour fatal.

Un inquisiteur demanda si les parents de la comtesse avaient pris des mesures pour faire arrêter le comte.

À quoi le témoin répondit que toutes les recherches étaient restées infructueuses, tant l’assassin était bien caché. Puis il attesta de nouveau sous la foi du serment qu’il reconnaissait le dominicain qu’on lui montrait, et qui portait le nom du père Schedoni, pour le véritable comte Ferando de Bruno, son maître, autrefois comte de Marinella!

Ce n’était pas sans raison que Schedoni, à la vue de ce témoin irrécusable, avait été frappé d’une terreur qui avait paralysé toute son énergie. Le tribunal sans hésiter déclara Schedoni, comte Ferando de Bruno, coupable de fratricide; et, comme ce premier crime entraînait la peine de mort, on jugea inutile de poursuivre le procès pour l’assassinat de la comtesse.

L’émotion qu’avait laissé paraître Schedoni, pendant que le dernier témoin l’avait accusé, cessa tout à fait dès que son sort fut décidé. Il écouta la terrible sentence sans que ses traits témoignassent de la moindre altération et, à partir de ce moment, ni sa fermeté ni sa hauteur ne l’abandonnèrent.