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– Ah! monsieur, s’écria tout à coup Paolo, qu’est-ce que je vois là?… Cela ressemble à un pont. Seulement, il est perché si haut qu’il ne semble guère possible qu’un être humain ait eu l’idée de le bâtir si loin au-dessus de tout chemin praticable!… On dirait que c’est le diable qui a imaginé de s’en servir pour passer d’un nuage à l’autre!

Elena reconnut en effet le pont qu’elle avait franchi avec tant de frayeur. Il était suspendu, entre deux pointes de rocs, au-dessus du torrent qui roulait ses eaux au fond de l’abîme. Vivaldi, apercevant alors sur ce pont des hommes qui venaient de leur côté, trembla à l’idée de les rencontrer.

Si c’étaient de nouveaux pèlerins allant à Notre-Dame du Mont-Carmel, ils pourraient instruire les gens du couvent de la route qu’Elena et lui avaient prise. Il n’y avait cependant aucun moyen de les éviter, le chemin longeant les rochers à pic d’un côté et le précipice de l’autre. Quelques instants s’écoulèrent:

– Les voici, dit Paolo, ils ont tourné la roche et s’avancent vers nous.

– Paix! dit Vivaldi; ce sont bien des pèlerins. Tenons-nous cachés sous ce roc jusqu’à ce qu’ils soient passés; il suffirait d’un mot pour nous perdre. S’ils nous interrogent, je répondrai seul.

Les pèlerins arrivèrent près d’eux, et le chef de la troupe s’adressant à Vivaldi:

– Que Dieu et Notre-Dame du Mont-Carmel vous conduisent! dit-il.

Et tous répétèrent en chœur:

– Dieu vous conduise!

Vivaldi répéta ce souhait en s’inclinant et, fort heureusement, l’entretien se termina là. Ils passèrent.

Les fugitifs se trouvèrent à l’entrée du pont, et comme ils posaient le pied sur ces planches branlantes, en plongeant leurs regards avec effroi dans les profondeurs de l’abîme, ils entendirent au-dessous d’eux, dans le chemin qu’ils venaient de quitter, d’autres voix qui se mêlaient au bruit du torrent. Elena, alarmée, pressa Vivaldi de hâter le pas de sa monture, et Paolo, se retournant, aperçut deux hommes, enveloppés de manteaux, qui les suivaient de très près. Avant qu’il pût prévenir son maître, ces deux individus étaient à ses côtés.

– Vous venez de Notre-Dame du Mont-Carmel? demanda l’un d’eux.

– Qui pose cette question? demanda Vivaldi en se retournant.

– Un pauvre pèlerin bien fatigué de sa longue marche dans ces rochers Voudriez-vous avoir pitié de lui, et lui permettre de monter pendant quelques instants sur votre cheval?

Quels que fussent les sentiments d’humanité de Vivaldi, il ne pouvait les écouter en ce moment sans compromettre la sûreté d’Elena. Il crut même démêler quelque chose de faux dans le ton de l’inconnu qui lui adressait cette requête. Ses soupçons s’accrurent encore lorsque celui-ci lui proposa de faire route avec lui.

– Ces montagnes, dit-il, sont infestées de brigands, et une compagnie nombreuse court moins le risque d’être attaquée.

– Si vous êtes si fatigué, réplique Vivaldi, comment pourriez-vous suivre le pas de nos chevaux?… Et surtout comment avez-vous pu nous rejoindre?

– La crainte des bandits, répondit-on, nous a donné des ailes.

– Vous n’avez rien à craindre, repartit Vivaldi, si vous modérez votre marche en raison de l’épuisement de vos forces, car il y a sur la route une nombreuse troupe de pèlerins qui ne tardera pas à vous rattraper.

Cela dit, Vivaldi mit fin à l’entretien en donnant un coup d’éperon à son cheval. La contradiction qu’il avait remarquée, entre les plaintes de ces gens et l’agilité de leur marche, lui donnait fort à réfléchir; mais les craintes des fugitifs se dissipèrent lorsqu’ils eurent quitté la grande route de Naples pour suivre un chemin assez peu fréquenté qui conduisait à l’ouest, du côté d’Aquila.

XII

Le jour naissant découvrit aux voyageurs le lac de Celano qui baignait le pied des Apennins; et Vivaldi jugea prudent de se diriger vers ce point qui se trouvait à égale distance de la grande route et du couvent de San Stefano. Ils traversèrent un terrain planté d’oliviers où des paysans qui travaillaient leur indiquèrent une route conduisant d’Aquila à Celano. En descendant dans la plaine, ils arrivèrent en vue d’une maisonnette ombragée par un bouquet d’amandiers. C’était une laiterie appartenant à quelques bergers qui de là veillaient sur leurs troupeaux. Le principal d’entre eux, vieillard vénérable, vint au-devant des étrangers et les conduisit dans la laiterie où l’on s’empressa de leur offrir de la crème, du fromage de lait de chèvre, du miel odorant et des figues sèches. Elena, plus accablée encore de ses inquiétudes que de ses fatigues, se retira après déjeuner. Vivaldi s’assit sur un banc devant la porte; et Paolo, placé en sentinelle sous les amandiers, fit honneur à la collation en repassant en lui-même les divers incidents du voyage.

Quand Elena reparut, Vivaldi lui proposa de laisser passer la chaleur du jour avant de se remettre en route; et, comme il la croyait pour l’instant à l’abri des atteintes de leurs persécuteurs, il renouvela ses instances sur le sujet qui lui tenait le plus à cœur, en lui démontrant tous les dangers auxquels elle continuerait d’être exposée si elle n’avait recours à la sainte protection du mariage. Pensive et abattue, Elena l’écoutait en silence. Elle convenait de la justesse de ses raisons, mais elle en revenait, comme toujours, au manque de délicatesse dont sa conscience aurait à souffrir si elle persistait à s’introduire de force dans une famille qui lui avait marqué tant de répugnance. Sans doute, la barbarie dont on avait fait montre à son endroit la dispensait-elle de toute générosité envers des ennemis si cruels; mais elle ne pouvait se décider à prendre précipitamment un parti dont dépendait le sort de sa vie entière.

– Je m’en rapporte à vous, dit-elle à son amant: puis-je vous donner ma main, lorsque votre mère…

– Ah! ne me parlez pas de ma mère! interrompit Vivaldi. Ne me faites pas souvenir que son injustice et sa cruauté vous avaient réservé la plus horrible des destinées!

En parlant ainsi, Vivaldi marchait à grands pas, la figure contractée par une émotion douloureuse. Il revint quelques moments après s’asseoir auprès d’Elena. Plus calme, il lui prit la main et lui dit d’un ton pénétré:

– Elena, vous savez à quel point vous m’êtes chère. Il y a longtemps déjà que vous m’avez promis, solennellement promis, en présence de celle qui n’est plus mais qui regarde d’en haut, que vous seriez à moi, vous qu’elle a léguée à mon amour!… Au nom de cette mémoire qui doit nous être sacrée, je vous conjure de ne pas m’abandonner à mon désespoir et de ne point céder à un trop juste ressentiment, en sacrifiant le fils à la cruelle politique de la mère! Ni vous ni moi nous ne pouvons prévoir les pièges qui seront tendus sous nos pas dès que l’on apprendra que vous n’êtes plus à San Stefano. Si nous tardons à nous unir par des liens indissolubles, je sais, je sens que vous êtes à jamais perdue pour moi!…

Elena, vivement émue, fut pendant quelque temps hors d’état de répondre. Enfin, essuyant ses larmes, elle dit à Vivaldi:

– Le ressentiment, mon ami, ne peut avoir aucune part à ma résolution, mais la fierté insultée a des droits qu’elle ne saurait abjurer; et peut-être les circonstances où je me trouve me font-elles une loi, si je veux me respecter moi-même, de renoncer à vous…