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Les prisonniers voyagèrent toute la nuit, ne s’arrêtant que pour changer de chevaux. À chaque poste, Vivaldi regardait derrière lui si quelque voiture ne suivait pas, emportant sa chère Elena, mais rien ne paraissait. Au point du jour, ils aperçurent le dôme de Saint-Pierre, et on se reposa quelques heures dans une petite ville de la campagne romaine. Lorsqu’on repartit, Vivaldi remarqua avec surprise que ses gardiens n’étaient plus les mêmes, à l’exception de l’officier qui était demeuré près de lui dans la chambre de l’auberge. Le costume de ceux-ci était tout différent de celui des premiers; leurs manières étaient moins brutales, mais leur physionomie révélait cette froideur sournoise et ce sentiment d’importance exagérée qui caractérisait les agents du Saint-Office. Vivaldi fut donc porté à croire que sa première arrestation avait été opérée par des coquins qui s’étaient donnés faussement pour des familiers du sacré tribunal et qu’en ce moment, pour la première fois, il se trouvait réellement entre les mains de l’Inquisition. Il était près de minuit quand les prisonniers entrèrent dans Rome. On était alors en plein carnaval. Le Corso, par lequel il fallut passer, était encombré de carrosses et de masques, de musiciens, de moines et de charlatans, illuminé par une multitude de flambeaux et retentissant du bruit discordant des voitures, de la musique, des quolibets et des éclats de rire d’un peuple joyeux se disputant les dragées qu’on lui jetait. Cruel contraste avec la situation de ce malheureux jeune homme arraché à ce qu’il aimait et livré à un tribunal dont les formes mystérieuses et terribles peuvent abattre les plus fermes courages. Après avoir quitté le Corso, la voiture suivit quelque temps des rues détournées et désertes, à peine éclairées par quelques lampes qui brûlaient devant l’image de tel ou tel saint; elle traversa ensuite un grand espace nu, parsemé de vieilles ruines, où ne se montrait aucune créature. On entendait seulement au loin les tintements d’une cloche, et l’on aperçut confusément dans l’obscurité de hautes murailles et des tours. Les prisonniers jugèrent que ce devaient être les prisons de l’Inquisition. Ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une voûte fermée par une grille de fer. Un homme qui tenait une torche à la main vint les reconnaître et ouvrit la grille. Les prisonniers, descendus de voiture avec les deux officiers principaux, entrèrent sous la voûte qui les conduisit à une salle basse, faiblement éclairée par une lampe. Un silence absolu y régnait et personne ne se montra. À l’idée que ce souterrain était peut-être un lieu de sépulture pour quelques victimes du farouche tribunal, Vivaldi tressaillit d’horreur. Cette pièce paraissait conduire à d’autres par divers couloirs qui se prolongeaient dans cet immense édifice. Mais ni le bruit sourd d’un pas humain, ni l’écho d’aucune voix sous ces longues voûtes ne donnaient lieu de penser qu’elles fussent habitées par des êtres vivants. Le couloir que suivirent les prisonniers aboutissait à une autre pièce, aussi sombre que la première, mais beaucoup plus vaste. Ils s’arrêtèrent là; et un homme, qui paraissait être le geôlier en chef, s’avança pour les recevoir. Les gardiens et le geôlier échangèrent quelques paroles mystérieuses; et l’un des officiers, traversant la salle, monta par un grand escalier, tandis que l’autre, en compagnie du geôlier, veillait sur les captifs en attendant son retour.

Un long temps s’écoula, pendant lequel le silence ne fut interrompu que par le bruit de quelque porte roulant sur ses gonds ou par des sons confus et éloignés qui semblaient être des gémissements et des cris arrachés par la douleur. De temps en temps, des inquisiteurs, revêtus de leur longue robe noire, traversaient la salle sans bruit, comme des fantômes qui glisseraient sur les dalles. Ils regardaient les nouveaux prisonniers d’un visage impassible et distrait, pressés apparemment d’aller remplir leurs horribles fonctions. À cette vue, Vivaldi réfléchissait avec autant d’étonnement que d’indignation à tous les maux que la méchanceté de l’homme peut infliger à l’homme et à l’insolence du bourreau qui, en égorgeant sa victime, ose encore s’armer du prétexte de la justice et de la nécessité. «Est-ce possible? se demandait-il. Une telle perversité est-elle bien dans la nature humaine?» L’homme si vain de sa raison et de sa conscience éclairée, l’homme si supérieur à tout être créé, a-t-il pu se laisser aller à un excès de folie et de cruauté dont n’approcha jamais la férocité des animaux les plus sauvages? Vivaldi avait bien entendu parler des arrêts sanglants de l’Inquisition; mais ce qu’il en avait appris n’avait pas ce caractère de certitude qui frappait alors son esprit. Et quand il songeait qu’Elena était, en même temps que lui, au pouvoir de ce terrible tribunal, son désespoir allait jusqu’à la frénésie: dans son exaltation, il se sentait animé d’une force surnaturelle et prêt à tenter l’impossible pour la délivrer. Ce ne fut que par un violent effort sur lui-même qu’il parvint à se rendre compte de son impuissance et à s’armer de résignation. Son âme reprit de la fermeté et son maintien aussi bien que sa physionomie retrouvèrent une dignité calme qui sembla en imposer à ses gardiens. Ainsi raffermi, il ne sentait plus la douleur de ses blessures; peut-être à ce moment eût-il supporté héroïquement la torture.

À la fin, le principal officier redescendit et ordonna à Vivaldi de le suivre. Paolo voulut accompagner son maître; mais il en fut empêché par les gardes. Ce fut là pour lui une rude épreuve. Il déclara qu’il ne voulait pas se séparer du jeune comte.

– Pourquoi, disait-il, aurais-je demandé à venir ici, si ce n’était pour partager le sort de mon maître et tâcher d’adoucir ses peines? Ce n’est certes pas pour mon plaisir; et quelque aimable que soit votre société, je vous assure que, sans mon attachement pour lui, je voudrais être à mille lieues de vous.

Les gardes l’interrompirent brutalement et Vivaldi, embrassant son fidèle serviteur, le pressa de se soumettre tranquillement à la nécessité et de ne pas désespérer.

– Notre séparation sera courte, lui dit-il, et mon innocence, je l’espère, sera bientôt reconnue.

Puis s’adressant aux gardes:

– Je recommande ce digne garçon à votre humanité, leur dit-il. Il est innocent. Et, si je suis libre un jour, je vous serai plus reconnaissant de votre bonté à son égard que de celle que vous me témoigneriez à moi-même. Adieu, mon cher Paolo, adieu.

Paolo se jeta en sanglotant aux genoux de son maître qui, pour abréger cette pénible scène, fit signe à l’officier qu’il était prêt à le suivre.

On le fit passer par une galerie qui le conduisit à une antichambre où d’autres personnes l’attendaient. Son guide entra dans un appartement sur la porte duquel était une inscription en caractères hébreux couleur de sang. Vivaldi supposa que là se préparaient les instruments de torture qui devaient lui arracher l’aveu du crime dont il était accusé. D’après ces formes de procédure, l’innocent devait être plus cruellement tourmenté que le coupable puisque, n’ayant rien à avouer, il devait paraître plus obstiné aux yeux de l’inquisiteur et exciter chez lui un redoublement de barbarie. Souvent aussi, il devait arriver que l’innocent, à bout de souffrances, avouait le crime qu’il n’avait pas commis et se calomniait ainsi lui-même. Toutes ces pensées s’offraient à Vivaldi sans ébranler son courage. Il n’hésita pas à se sacrifier pour sauver Elena et prit la résolution de périr dans les tourments plutôt que de se reconnaître coupable d’un crime dont l’aveu entraînerait la perte de sa bien-aimée.