Le caractère connu de la marquise, l’aspect et l’isolement de cette maison, l’air farouche de l’homme qui l’habitait, l’absence de toute personne de son sexe, autant de circonstances propres à lui persuader qu’on l’avait amenée là non pour l’y garder prisonnière mais pour l’y faire mourir. Tout son courage et sa résignation ne purent triompher du trouble et des terreurs dont elle était assaillie. Baignée de larmes, en proie à une agitation fébrile, elle appelait Vivaldi à son secours, Vivaldi à présent si loin d’elle! Et en même temps elle s’écriait: «Je ne le verrai donc plus! Je ne le reverrai jamais!» Heureusement, elle était loin de se douter qu’il fût dans les cachots de l’Inquisition!
La fraude dont on avait usé envers elle, en empruntant pour l’enlever le nom du Saint-Office, lui fit penser que l’arrestation de Vivaldi n’était aussi qu’un moyen imaginé par la marquise pour le faire arrêter et détenir en lieu sûr jusqu’à ce qu’elle fût perdue pour lui. Elle se figurait qu’il avait été conduit dans quelque château écarté, appartenant à sa famille, et que la liberté lui serait rendue au prix du sacrifice de celle qu’il aimait. Cette idée fut la seule qui apportât quelque soulagement à ses douleurs.
Autant qu’elle put en juger, les gens d’en bas veillèrent fort tard, car elle crut distinguer des sons de voix étouffés qui se mêlaient au mugissement des vagues déferlant contre les rochers sur lesquels était bâtie la maison. À chaque bruit d’une porte roulant sur ses gonds, elle croyait entendre monter quelqu’un. À la fin, elle pensa que tout le monde était endormi, car le bruit des flots troublait seul le silence de la nuit. Heureusement, elle ne savait pas que sa chambre avait une porte secrète, ménagée de façon à pouvoir s’ouvrir sans bruit, et par laquelle un malfaiteur pouvait s’introduire à toute heure.
Persuadée que les hommes dans les mains de qui elle était tombée se livraient au repos, elle reprit quelque courage, mais sans pouvoir fermer l’œil. Quittant sa couche, elle se tint quelque temps auprès de la fenêtre, écoutant et guettant tous les bruits et toutes les ombres. La lune qui s’élevait sur l’horizon éclairait la surface agitée de la mer. Elena contemplait le mouvement des vagues écumeuses qui, après s’être brisées sur le rivage, se retiraient au loin vers la masse des eaux pour revenir avec la même furie, toujours acharnées et toujours impuissantes. Ce spectacle de la nature donna quelque répit à ses sinistres préoccupations; et le murmure monotone des flots berçant ses rêveries, elle se laissa aller à une sorte de calme, réaction naturelle après tant d’émotions, et se jeta de nouveau sur son matelas où la lassitude lui procura enfin quelques instants de sommeil.
XVII
Que se passait-il, pendant ce temps, dans le reste de la maison isolée? Les gardiens qui avaient amené Elena étaient partis après une courte conférence avec Spalatro; et c’était le bruit de leur voix qu’elle avait confusément entendu. Mais ce n’était pas entre les mains de son geôlier seul que l’orpheline était restée. Aux estafiers qui venaient de se remettre en route avait succédé un religieux, aussi sombre et silencieux que ceux-là étaient bruyants et animés. Il avait commencé par se retirer dans une chambre dont il avait fermé la porte au verrou, quoiqu’il sût bien qu’il n’y avait que lui et Spalatro dans la maison et que ce dernier n’eût osé se présenter à lui sans sa permission. Mais en s’isolant ainsi des hommes, il ne pouvait échapper à lui-même. Absorbé dans ses pensées et agité par les mouvements de sa conscience, il se jeta sur une chaise et y demeura longtemps immobile. D’un côté, ce qui lui restait de cœur se soulevait contre le crime qu’il avait médité; de l’autre, en songeant que les objets de son ambition lui échappaient s’il renonçait à l’accomplir, il s’étonnait de son hésitation. Ce n’était pas sans surprise qu’il démêlait en lui-même certains traits de son caractère dont il ne s’était pas encore rendu compte et que les circonstances développaient. Il ne savait comment s’expliquer les contradictions et les incohérences entre lesquelles il flottait; combat étrange entre ses sentiments, dont son esprit était le juge. Pourtant, à cet instant précis où il cherchait en quelque sorte à s’analyser, il ne voyait pas clairement que l’orgueil était le principal mobile de ses actions. Dès sa première jeunesse, cette passion s’était montrée dominante chez lui en toutes circonstances et influait puissamment sur toute sa vie.
Le comte de Marinella, car tel était le nom que Schedoni avait d’abord porté, était le plus jeune enfant d’une ancienne famille du duché de Milan établie dans le voisinage des montagnes du Tyrol. La part de patrimoine héritée de son père n’était pas considérable, et le jeune comte n’avait ni l’activité laborieuse nécessaire pour l’améliorer, ni l’esprit d’ordre et d’économie qui aurait pu la lui conserver. Sa vanité souffrait de se voir inférieur en fortune à ceux dont il se croyait l’égal en dignité. Dénué des sentiments généreux et de la solide raison qui font ambitionner la vraie grandeur, il se livrait aux dépenses fastueuses, à la dissipation, à mille vains plaisirs qui épuisaient ses ressources. Lorsqu’il se mit à réfléchir sur sa situation, il était trop tard. Entraîné par des habitudes prises, incapable de se résigner à des privations, suites nécessaires de son imprévoyance, il résolut de recourir à tous les moyens pour reconquérir les jouissances qu’il était menacé de perdre. Il quitta son pays; et l’on ne put savoir de quelle manière il vécut, jusqu’au jour où il parut dans le couvent de Santo Spirito à Naples sous le nom du père Schedoni. Sa physionomie et ses manières étaient aussi changées que son genre de vie. Ses regards étaient devenus sombres et sévères; et l’orgueil qui y éclatait autrefois, adouci seulement par l’usage du monde, se masquait maintenant sous un air d’humilité profonde et parfois même sous le silence et les austérités de la pénitence. Toujours jaloux de distinctions, il conforma sa conduite extérieure aux formes et aux préjugés de la société dans laquelle il vivait; il devint un des plus rigoureux observateurs de la règle monastique, un modèle de renoncement à soi-même, un martyr de la pénitence. Les anciens de la communauté le montraient aux plus jeunes comme un exemple qu’il était plus facile d’admirer que d’imiter. Mais, en dépit de cette admiration, ils n’éprouvaient aucune sympathie pour lui. Ils applaudissaient bien haut à une austérité qui donnait du relief à la sainte renommée de leur couvent, mais ils haïssaient Schedoni en secret et le redoutaient pour son orgueil et sa rigueur farouche. Il y avait déjà longtemps qu’il demeurait parmi eux et jamais il n’avait obtenu aucune des dignités électives de la communauté; il avait eu l’humiliation de se voir préférer plusieurs de ses frères, beaucoup moins zélés que lui pour l’observation des règles monacales. Il reconnut enfin que son ambition fourvoyée n’avait rien à espérer de ses frères; aussi résolut-il de se frayer d’autres routes. Il était, depuis quelques années déjà, confesseur de la marquise de Vivaldi lorsque la conduite du fils lui suggéra de se rendre par ses conseils, non seulement utile, mais même nécessaire à la mère. Il avait étudié le caractère de cette femme, à l’esprit faible, aux sentiments passionnés; il savait que s’il trouvait moyen de servir ses entraînements aveugles, sa fortune à lui serait bientôt faite. Il ne songea donc qu’à s’insinuer peu à peu dans la confiance de la marquise. Ce qu’il fit avec tant de succès qu’au bout d’un certain temps il devint l’oracle de sa conduite, avec tous les ménagements et la délicatesse affectée que lui prescrivait le saint caractère dont il était revêtu. Une haute dignité ecclésiastique, depuis longtemps convoitée, lui fut assurée par la marquise, dont le crédit la mettait en état d’obtenir cette faveur, à condition qu’il sauverait l’honneur de la famille Vivaldi compromis par la perspective d’une mésalliance. On a déjà vu par quels artifices et avec quelle patience le confesseur avait su associer l’orgueil de la marquise à ses propres desseins. Le moment du dénouement était proche; il était prêt à commettre le crime atroce qui devait servir de marchepied à sa fortune. Un peu de trouble avait pu l’arrêter à l’instant décisif; mais en rassemblant ses idées dans le silence et la solitude, sous l’empire de sa passion dominante, il raffermit sa résolution et décida que cette nuit même, Elena, immolée pendant son sommeil, serait portée à la mer par un passage souterrain bien connu de lui, et ensevelie dans les flots.