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– Ce n’est pas une vision, répliqua Spalatro. Je l’ai vue comme je vous vois.

– Quoi! qu’est-ce que tu as vu?

– La main… tout étendue… elle a paru tout à coup… elle m’a fait signe d’un doigt sanglant… puis elle s’est glissée dans le passage… toujours me faisant signe… et elle s’est perdue dans l’obscurité.

– Fou que tu es! dit Schedoni involontairement agité. Allons, reprends tes esprits et sois un homme.

– Par tous les trésors de Notre-Dame de Lorette, reprit Spalatro, je n’irai pas là. C’est de ce côté qu’elle m’a fait signe; c’est par là qu’elle a disparu.

Toute autre crainte céda alors chez Schedoni à celle qu’Elena s’éveillant ne rendît sa tâche plus horrible à remplir; et cet embarras s’augmenta lorsqu’il eut vainement employé les menaces et les prières pour faire avancer Spalatro. Enfin, il se rappela une porte qui pouvait les conduire par un autre chemin au pied de l’escalier; et cette fois Spalatro consentit à le suivre.

Cependant le temps s’avançait. Le moine, surmontant ses derniers scrupules, se décida à pénétrer dans la chambre d’Elena. Il s’approcha doucement du lit sur lequel elle reposait et dirigea la lumière d’une lampe sur le visage de l’orpheline. Son sommeil était agité, des larmes coulaient de ses paupières et ses traits étaient légèrement altérés. Elle laissa même échapper quelques mots. Schedoni, craignant de l’avoir éveillée, recula vivement, cacha la lampe derrière la porte, et se retira lui-même derrière le méchant rideau qui pendait sur le lit. Toutefois, aux paroles sourdes et inarticulées que prononçait la jeune fille, il comprit qu’elle était toujours endormie. Mais chaque moment de retard augmentait son trouble et sa répugnance à frapper; chaque fois qu’il se rapprochait, chaque fois qu’il se disposait à plonger le poignard dans le sein de sa victime, un frémissement d’horreur paralysait sa volonté. Étonné de ces nouveaux sentiments et se taxant lui-même de lâcheté, il repassait en esprit tous les arguments qui l’avaient décidé.

«N’ai-je pas bien pesé ma résolution? se disait-il. Ne vois-je pas clairement la nécessité de l’exécuter? Mon existence tout entière, ma situation, mes honneurs ne dépendent-ils pas d’un moment d’énergie? Ai-je oublié d’ailleurs les insultes que j’ai reçues dans l’église de Spirito Santo?»

Ce dernier souvenir le ranima, et la vengeance rendit la force à son bras. Baissant le mouchoir qui entourait le cou d’Elena, il allait frapper quand, tout à coup, un objet nouveau lui causa un saisissement étrange. Il resta quelque temps les yeux fixes, égarés, immobile comme une statue. Sa respiration devint haletante; une sueur froide coula de son front; toutes ses facultés parurent suspendues et le poignard tomba de sa main. Ayant un peu repris son sang-froid, il jeta de nouveau les yeux sur une miniature suspendue au cou d’Elena; et le souvenir ou le soupçon que cette image avait éveillé en lui devint si impérieux que, dans son impatience de l’éclaircir, il oublia toute prudence et, sans même penser au danger de se découvrir lui-même, à cette heure de nuit, près du lit de la jeune fille, il l’appela d’une voix forte:

– Réveillez-vous! dit-il, réveillez-vous! Quel est votre nom? Ah! parlez, au nom du ciel, parlez vite!

Réveillée brusquement par cette voix inconnue, Elena se souleva sur sa couche et, à la lueur de la lampe, apercevant le sombre visage de Schedoni, elle poussa un cri terrible et retomba. Mais elle ne s’évanouit pas et, frappée de l’idée qu’il était venu pour l’assassiner, elle fit tous ses efforts pour émouvoir son meurtrier. L’imminence du danger lui donna la force de se lever et de se jeter aux pieds du moine.

– Ayez pitié de moi, s’écria-t-elle. Ayez pitié de moi, mon père!

– Mon père! répéta Schedoni comme absorbé.

Puis s’arrachant à ses pensées:

– Pourquoi vous effrayer? demanda-t-il. Est-ce moi que vous craignez?

En fait, ses nouvelles émotions lui faisaient oublier ce qui l’avait amené là et tout ce que sa situation avait d’extraordinaire.

– Mon père, ayez pitié de moi! criait toujours l’orpheline prosternée.

Schedoni la regarda fixement:

– Pourquoi ne voulez-vous pas me dire quel est le portrait que vous avez là? s’écria-t-il, sans songer qu’il ne lui avait pas encore posé cette question.

– Ce portrait? répéta Elena avec une extrême surprise.

– Oui, quel est-il? Comment le possédez-vous? Parlez vite.

– Quel intérêt, dit l’orpheline, avez-vous à le savoir?

– Répondez, répondez! insista Schedoni au comble de l’agitation. Ne puis-je donc pas parvenir à vous arracher une réponse? Est-ce la crainte qui vous trouble l’esprit?

Et se rapprochant d’elle et lui saisissant le bras, il répéta sa question avec un accent d’angoisse et de désespoir.

– Hélas! il est mort! répliqua Elena en s’efforçant de se dégager et en pleurant. J’aurais eu en lui un protecteur.

– Nous perdons du temps, s’écria Schedoni, avec un regard terrible. Encore une fois, quel est ce portrait?

Elena prit le médaillon dans ses deux mains, le contempla un moment; puis, le pressant contre ses lèvres:

– C’est mon père! dit-elle.

– Votre père! dit Schedoni d’une voix étouffée. Votre père!…

Et il recula de quelques pas.

Elena le regarda avec surprise.

– Hélas, dit-elle, je n’ai jamais connu les caresses ni les soins d’un père, et c’est maintenant surtout que je sens le malheur d’être privée de son appui!

– Son nom! interrompit Schedoni.

– Il faut le respecter, dit Elena, c’est celui d’un homme bien malheureux.

– Son nom? vous dis-je.

– J’ai promis de le taire.

– Sur votre vie, je vous ordonne de me le dire. Pensez-y bien. Ce nom?

Elena tremblante continuait à garder le silence et ses yeux suppliants demandaient grâce, mais Schedoni renouvela sa question avec tant de violence qu’il lui fallut céder.

– Son nom? dit-elle. C’était le comte de Marinella.

Schedoni jeta un grand cri et se cacha la tête dans ses mains; mais, bientôt après, maîtrisant le trouble qui l’agitait, il revint à Elena, la releva de l’attitude suppliante qu’elle avait prise, et lui demanda vivement quel pays avait habité son père.

– Il demeurait bien loin d’ici, dit-elle.

Mais il voulut une réponse plus précise et elle la lui donna. Il se mit alors à pousser de profonds soupirs, à marcher dans la chambre sans parler et, pendant quelque temps, il sembla ne rien voir ni rien entendre. Elena s’effrayait de ce silence; mais la crainte et l’étonnement firent bientôt place à une vive émotion lorsqu’elle vit Schedoni se rapprocher d’elle, ses yeux la fixer avec attendrissement, son visage s’adoucir et son trouble se dissiper. Il ne pouvait encore proférer une parole. À la fin cependant son cœur se soulagea, et l’insensible, le farouche moine laissa échapper des pleurs et des sanglots. Il s’assit à côté d’Elena, lui prit une main qu’elle essaya vainement de retirer et, dès qu’il put s’exprimer:

– Malheureuse fille, lui dit-il, vous voyez devant vous votre père, encore plus malheureux que vous!