Выбрать главу

Sa voix fut étouffée par ses sanglots, et il cacha entièrement son visage sous son capuchon.

– Mon père! s’écria Elena, saisie d’étonnement et doutant encore. Vous, mon père!

Et elle le fixa, stupéfaite. Il ne répondit rien; mais un moment après, levant la tête et croisant son regard, il lui dit, s’accusant presque:

– Ah! cessez de me regarder ainsi: épargnez-moi vos terribles reproches.

– Des reproches! Des reproches à mon père! dit Elena avec un accent plein de tendresse. Pourquoi lui en ferais-je?

– Pourquoi? s’écria Schedoni en se levant précipitamment. Grand Dieu!

Et son pied rencontra le stylet qu’il avait laissé tomber à terre. Il le repoussa vivement dans l’ombre. Elena ne vit pas ce mouvement. Mais, alarmée de ses regards égarés et de sa marche agitée d’un bout à l’autre de la chambre, elle lui demanda d’un ton pénétré ce qui le rendait si malheureux.

– Pourquoi jetez-vous sur moi des regards si douloureux? ajouta-t-elle. Dites-le-moi, de grâce, afin que je puisse vous consoler.

Cette tendre invitation ranima la violente douleur et les remords du coupable Schedoni. Il pressa Elena contre son sein, et elle sentit son visage mouillé des larmes qu’il versa sur elle. Elle pleura en le voyant pleurer, et cependant ses larmes et ses doutes n’étaient pas entièrement dissipés. Quelques preuves que pût avoir Schedoni du titre qu’il s’était donné, elle les ignorait encore; et la voix de la nature ne suffisait pas pour lui inspirer une confiance sans borne. Sa délicatesse prit ombrage des caresses d’une personne qui, tout à l’heure encore, lui était inconnue. Elle essaya de se dégager de ses bras, et Schedoni, devinant la cause de ce mouvement, s’écria avec douleur:

– Ah! pouvez-vous donc vous méprendre sur la cause de mon émotion? N’y voyez-vous pas les effets de l’affection paternelle?

– Hélas! comment puis-je savoir, répondit ingénument la jeune fille. Cette affection, jusqu’ici je ne l’ai pas connue!

Il cessa de la tenir embrassée et la considéra quelque temps en silence.

– Ah! pauvre créature, dit-il, vous ignorez toute la force de vos paroles, dont chacune pénètre dans mon cœur comme un fer rouge! Il est trop vrai, vous n’avez jamais su jusqu’à ce jour ce que c’est que la tendresse d’un père.

Sa physionomie se rembrunit, et il recommença à marcher avec agitation. Elena, oppressée par tant d’émotions, n’avait plus la force de l’interroger; mais elle s’efforça d’éclaircir ses doutes, en comparant les traits de Schedoni avec ceux du portrait. Il y avait entre les caractères des deux physionomies toutes les différences que l’âge avait dû y mettre. La figure du portrait était celle d’un beau jeune homme, souriant à toutes les illusions de l’orgueil et du plaisir; celle du moine, au contraire, sombre, sévère, marquée de rides par la méditation autant que par le temps, obscurcie par l’habitude des passions farouches, laissait croire qu’il n’avait pas souri depuis le jour où le portrait avait été fait. Malgré cette différence si tranchée, les deux têtes avaient la même expression de hauteur dédaigneuse; et la jeune fille perçut avidement cette ressemblance qui ne suffisait pas cependant pour la persuader que le jeune et beau cavalier et le sombre confesseur ne fussent qu’une seule et même personne.

Dans le tumulte de ses premières pensées, Elena ne s’était pas encore arrêtée sur la circonstance si étrange de cette visite nocturne de Schedoni. Plus calme alors et moins effrayée par les regards adoucis du moine, elle se hasarda à lui en demander la raison.

– Il est plus de minuit, dit-elle. Quel motif si impérieux, mon père, vous a amené dans ma chambre à cette heure avancée?

Schedoni tressaillit et ne répondit pas.

– Ne veniez-vous pas, continua-t-elle, pour m’avertir du danger que je courais?

– Du danger? balbutia-t-il.

– N’auriez-vous pas découvert les cruels desseins de Spalatro?

– Vous avez raison, s’empressa-t-il de dire tout troublé, vous avez raison… Mais ne parlons plus de cela. Pourquoi revenir encore sur ce sujet?

Ces paroles surprirent Elena qui, voyant les traits de Schedoni redevenir sombres, n’osa pas lui faire remarquer que c’était la première fois qu’elle l’interrogeait sur ce point. Elle risqua cependant une autre question de la dernière importance: elle le pressa de lui dire sur quels motifs il se fondait pour affirmer qu’elle était sa fille, en lui faisant observer que jusqu’alors il n’en avait donné aucun. Schedoni lui répondit d’abord avec une effusion chaleureuse, inspirée par les sentiments qui débordaient dans son âme; puis, lorsqu’un peu plus de calme lui permit de mettre de l’ordre dans ses idées, il rappela plusieurs faits qui prouvaient au moins qu’il avait eu des relations intimes avec la famille d’Elena, et d’autres encore qu’elle croyait connus seulement d’elle-même et de sa tante, la signora Bianchi. Dès lors, elle ne pouvait plus douter qu’elle et Schedoni n’appartinssent à la même maison.

La situation toute nouvelle où se trouvait Schedoni, son bouleversement, ses remords, l’horreur qu’il avait de lui-même, les premiers mouvements de l’amour paternel, cette foule de sentiments qui l’assaillaient à la fois, lui firent désirer la solitude. Convaincu désormais qu’Elena était sa fille, il l’assura que dès le lendemain il la ferait sortir de cette maison pour la ramener chez elle. Après quoi, il quitta la chambre brusquement.

Comme il descendait l’escalier, il aperçut Spalatro qui venait à sa rencontre, portant le manteau dont il devait envelopper le corps sanglant d’Elena pour le jeter à la mer.

– Est-ce fait? demanda le bandit à demi-voix. Me voici.

Et déployant le manteau, il mit le pied sur les premières marches.

– Arrête, misérable, arrête! lui dit Schedoni en reprenant toute son énergie. Garde-toi d’entrer dans cette chambre. Il y va de ta vie.

– De ma vie! s’écria Spalatro reculant de surprise. Est-ce que la sienne ne vous suffit pas!

Schedoni ne répondit rien et continua rapidement son chemin. Mais Spalatro, le suivant, lui présenta encore le manteau en disant:

– Mais apprenez-moi donc ce que je dois faire!

– Retire-toi! répondit le moine d’un air terrible. Laisse-moi.

– Quoi? reprit le coquin dont la surprise augmentait toujours. Est-ce que le courage vous a manqué? Allons, si cela est, je vois bien, quoi qu’il m’en coûte, qu’il faut que je fasse la besogne moi-même. Le moment de la faiblesse est passé. Je vais…

– Scélérat! Démon incarné! s’écria Schedoni en le prenant à la gorge.

Mais, tout à coup, il se rappela que cet homme ne faisait qu’obéir à ses propres instructions. Il le relâcha donc peu à peu et, d’une voix radoucie, il lui ordonna d’aller se coucher.

– Demain, ajouta-t-il, je te parlerai. Quant à ce soir, j’ai changé d’avis. Retire-toi.

Comme Spalatro hésitait tout étonné, Schedoni lui répéta les mêmes ordres d’une voix terrible et ferma avec violence la porte de sa chambre pour se débarrasser de la vue d’un homme qui lui était devenu odieux. Il commençait à se calmer lorsqu’il fut saisi de la crainte que le scélérat, pour prouver son courage renaissant, n’allât tout seul exécuter le crime dont il devait être le complice. Il sortit donc vivement et retrouva Spalatro dans le passage qui conduisait au petit escalier. Que faisait-il là? Quelles étaient ses intentions? À l’appel de Schedoni, il se retourna sans répondre et regagna à pas lents sa chambre où le moine le suivit et l’enferma. Il retourna ensuite à la chambre de la jeune fille, la ferma aussi, s’assura également de la porte secrète et emporta les clefs. Alors plus tranquille, il se retira chez lui. Non dans l’espoir d’y prendre du repos, mais pour s’abandonner librement à ses remords, pareil à l’homme qui s’éloigne avec horreur de l’abîme dont il vient de mesurer la profondeur.