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Elena n’hésita pas à affirmer qu’elle avait vu Spalatro; et Schedoni, persuadé que, si c’était lui, il ne pouvait avoir que de mauvais desseins, se leva et pénétra avec le guide dans le défilé, laissant Elena seule dans la cour. À peine l’avait-il quittée qu’elle fut frappée du danger qu’il courait dans cette obscurité où un meurtrier invisible pouvait l’attendre, et elle le rappela à grands cris, mais il ne répondit point. Trop inquiète pour demeurer en place, elle courut vers le passage, cherchant à percer les ténèbres, et elle hésitait à s’engager plus avant lorsqu’un faible cri qui semblait venir de l’intérieur de l’édifice frappa ses oreilles. Au même moment elle entendit un coup de pistolet, ensuite un gémissement prolongé. Incapable de faire un pas, elle demeura comme clouée sur place. Bientôt après elle entendit de nouveaux gémissements qui se rapprochaient par degrés et vit sortir d’une autre partie des ruines un homme blessé qui traversa la cour.

Un éblouissement subit l’empêcha de le bien distinguer; elle recula de quelques pas en chancelant et s’appuya sur un tronçon de colonne. Cette sorte d’anéantissement dura quelques minutes, après quoi elle s’entendit appeler et vit Schedoni sortir du même côté de l’édifice et venir à elle. Il lui prit les mains en lui disant:

– Avez-vous vu passer quelqu’un?

– Oui, dit-elle, j’ai vu un homme blessé traverser la cour, et j’ai craint un instant que ce ne fût vous.

– Vous êtes sûre qu’il est blessé? reprit le moine.

– Trop sûre, dit faiblement Elena. Mais je vous en prie, partons tout de suite, et épargnez ce malheureux.

– Que j’épargne un assassin! répondit Schedoni avec impatience.

– Un assassin! Il a donc attenté à votre vie?

Schedoni ne répondit pas; mais, quittant la cour brusquement, il examina les traces de sang qui se perdaient dans les hautes herbes jusqu’à l’entrée des caveaux souterrains où il eût été inutile, sinon imprudent, de s’engager. Cette vaine recherche le rendit soucieux; enfin il se décida à aller avec le guide reprendre les chevaux où on les avait laissés. Puis nos voyageurs, remontant à cheval, quittèrent ces ruines en silence. Ils furent longtemps trop occupés des impressions qu’ils venaient de recevoir pour renouer l’entretien. À la fin cependant, Elena s’informa de ce qui s’était passé; elle apprit que Schedoni, poursuivant Spalatro dans le défilé, n’avait fait que l’entrevoir, et que le bandit lui avait échappé par des détours.

– Nous avons eu assez de peine, dit le guide, à courir après ce coquin-là. Mais vous lui avez coupé les ailes, signor, et il ne pourra pas nous suivre de longtemps, car votre coup de pistolet l’a frappé à l’épaule.

– Dangereusement?

– Mortellement peut-être. Il sera allé mourir dans quelque coin de ces ruines.

Elena crut remarquer alors comme un sourire indéfinissable sur la figure de Schedoni. Était-il possible qu’un religieux se réjouît à l’idée de la mort d’un homme? Mais le guide bavard ne lui laissa pas le temps de s’abandonner à ses réflexions.

– Ce Spalatro, continua-t-il, est un coquin qui aurait mérité une fin moins honnête.

– Tu le connais? demanda vivement Schedoni. J’avais cru que tu n’avais avec cet homme-là aucune relation.

– Oui et non, dit le paysan. Mais j’en sais plus long qu’il ne pense sur son compte.

– Ah! fit le confesseur, non sans un certain frémissement. Tu parais bien instruit des affaires des autres.

– Cet homme vient quelquefois au marché de notre ville, répliqua le paysan, et pendant longtemps personne n’a su d’où il venait. Mais on s’est mis sur sa piste et l’on a découvert sa demeure. Une maison au bord de la mer, qui était restée longtemps fermée, et où il s’était passé autrefois d’étranges choses!…

La curiosité d’Elena était vivement excitée. Voyant que Schedoni, distrait en apparence, n’insistait pas pour faire parler le paysan, elle le pressa elle-même de s’expliquer. Il ne demandait pas mieux.

– Il y a déjà bien des années, dit-il, une nuit orageuse du mois de décembre, Marco Torma était allé pêcher. Marco, signora, était un brave homme qui habitait notre ville quand j’étais encore petit garçon, mais qui, à l’époque où l’histoire arriva, demeurait sur le bord de la mer Adriatique où il était pêcheur de profession. Le vieux Marco était donc allé pêcher. La nuit était noire et il se hâtait de revenir à la côte avec le poisson qu’il avait pris; il tombait une pluie battante et le vent soufflait avec violence. Marco marcha quelque temps sans voir aucune lumière et sans entendre d’autre bruit que celui du flot qui battait les récifs. À la fin, il se détermina à chercher un abri sous une petite roche. Pendant qu’il se tenait là tapi, il crut entendre quelqu’un venir et il leva la tête; il aperçut alors une faible lumière, qui s’approcha et passa devant l’endroit où il était caché, et distingua un homme qui tenait à la main une lanterne sourde. Sa frayeur fut grande en voyant l’homme s’arrêter tout près de lui pour se décharger d’un fardeau; ce fardeau était un grand sac qui paraissait très lourd, car l’homme était fatigué et essoufflé.

– Qu’y avait-il dans ce sac? interrompit Schedoni avec une feinte indifférence.

– Vous allez le savoir, signor. Le vieux Marco se tenait coi, sans souffler. Peu d’instants après, il vit l’homme recharger le sac sur ses épaules et se remettre en marche le long de la côte. Enfin il le perdit de vue.

– Qu’a de commun cet homme avec Spalatro, dit Schedoni avec humeur et comme pour mettre fin au récit.

– Cela viendra en son temps, signor, répliqua le paysan. Quand l’orage fut un peu calmé, Marco quitta son abri et suivit le même chemin que l’homme au sac, cherchant quelque part une maison habitée. Bientôt il aperçut une lumière à peu de distance et se dirigea vers la demeure d’où elle partait. Arrivé à la porte, il frappa doucement, mais personne ne répondit. Il pleuvait à torrents; la porte, qui n’était pas fermée à clef, s’entrouvrit, et le pêcheur se décida à entrer. Il s’avança à tâtons et ne vit ni n’entendit personne. Enfin il parvint à une chambre à demi éclairée par un reste de feu qui brûlait dans l’âtre, puis il entendit venir quelqu’un; un homme entra avec une lumière, et le pêcheur s’avança pour lui demander la permission de s’abriter sous son toit… Marco dit qu’à l’aspect d’un étranger, l’homme de la maison devint blanc comme un linge; mais Marco lui offrit le produit de sa pêche, alors il parut se remettre et s’occupa d’attiser le feu pour faire cuire le poisson. L’idée vint au pêcheur que cet homme était le même qu’il avait vu sur le rivage, et il n’en douta plus quand il aperçut le sac dressé dans un coin contre le mur. Le maître du logis, qui avait invité le pêcheur à souper, s’absenta un instant pour aller chercher des assiettes, mais il emporta la lumière. Pendant ce temps, Marco, poussé par la curiosité, s’approcha du sac et essaya de le soulever, mais il le trouva fort pesant, quoiqu’il ne fût pas plein, et le laissa retomber lourdement par terre. Craignant que l’homme ne revînt et ne s’en aperçût, il redressa bien vite le sac contre le mur; mais, dans ce mouvement, il l’entrouvrit… Jugez de son épouvante lorsqu’il sentit de la chair froide et qu’à la lueur du feu, il distingua les traits décomposés d’un cadavre!… Ô signor! Marco fut si effrayé qu’il savait à peine où il était et qu’il se mit à trembler et devint tout pâle… Oh! mais pâle… Tenez, comme vous l’êtes maintenant!