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Pendant qu’il parlait, la marquise l’observait attentivement, sans pouvoir surprendre sur ses traits ni dans son accent aucun indice de dissimulation.

– Mon père, reprit-elle, je suis peut-être excusable de me défier de votre prudence dans cette occasion, puisque vous venez de me donner la preuve que vous en avez manqué dans une autre.

Elle voulut ensuite détourner la conversation; mais Schedoni, craignant qu’elle ne s’affermît dans ses soupçons sur le refuge choisi par Elena, s’efforça de lui donner le change à ce sujet. Non seulement il nia le fait de sa résidence au couvent de la Pietà, mais encore il assura hardiment qu’elle était à quelque distance de Naples dans un monastère qu’il désigna sous un nom supposé, maison si peu connue, ajouta-t-il, qu’elle s’y trouverait à l’abri de toutes les poursuites de Vivaldi.

– Vous avez raison mon père, dit ironiquement la marquise, il sera difficile à mon fils de découvrir cette fille dans le lieu que vous venez de nommer.

Après avoir échangé encore quelques paroles banales avec sa pénitente, le confesseur la quitta pour retourner à Naples. Chemin faisant, il repassa dans son esprit tous les détails de leur entretien, et la conclusion de cet examen fut la résolution qu’il prit de ne plus revenir sur ce sujet et de célébrer au plus vite, à l’insu de la marquise, le mariage des deux jeunes gens.

De son côté, la marquise, après le départ de Schedoni, demeura absorbée dans ses réflexions. Ce changement si prompt survenu dans la conduite et les paroles du moine ne laissait pas que de l’inquiéter. Elle en cherchait vainement l’explication. Voyant bien qu’elle ne pouvait plus avoir confiance en lui pour cette affaire, elle résolut, comme lui, de ne plus toucher à ce sujet de conversation dans leurs entrevues, mais de se conduire à son égard comme auparavant, en lui laissant croire qu’elle avait renoncé à poursuivre Elena.

Cependant l’objet de tant de passions contraires, la pauvre Elena, docile aux ordres de Schedoni, quitta la villa Altieri, le lendemain de son arrivée, et se rendit au couvent de la Pietà. L ’abbesse la reçut avec autant de joie et d’empressement qu’elle avait ressenti de peine à la nouvelle de son enlèvement. Si les soins et les attentions d’une amitié délicate avaient pu rendre le calme à son âme, la jeune fille se serait presque trouvée heureuse au sein de cette communauté qui se distinguait de la plupart des autres par la paix et l’harmonie qu’y maintenait la sagesse de la supérieure. Cette femme était un modèle de l’influence qu’une âme élevée peut exercer et de l’étendue du bien qu’elle peut faire. Le couvent qui l’avait à sa tête paraissait n’être qu’une grande famille dont elle était la mère, plutôt qu’une réunion de personnes étrangères les unes aux autres.

La situation de la maison n’offrait pas moins d’attrait que l’intérieur de la communauté. C’était un vaste domaine planté d’oliviers et de vignobles, où se voyaient aussi des jardins d’agrément qui occupaient le penchant d’un coteau, sur une étendue de près d’un mille, et descendaient en amphithéâtre jusqu’au village. Ils dominaient le golfe de Naples et les campagnes qui le bordent. Une terrasse, ombragée d’acacias et de platanes, était la promenade favorite d’Elena. De là, elle pouvait contempler la villa Altieri, évoquant sa bonne tante la signora Bianchi, et les douces heures qu’elle y avait passées près d’elle et de Vivaldi. Là, seule, échappant à tous les regards, elle s’abandonnait sans contrainte à sa mélancolie. Quelquefois à l’aide de ses livres ou de ses crayons, elle cherchait à tromper ses inquiétudes sur le sort de son amant dont elle n’avait pas de nouvelles, malgré les promesses de Schedoni. Et, quand son imagination se reportait sur les scènes qui lui avaient fait découvrir sa famille, elle croyait se rappeler un rêve terrible plutôt que des événements véritables. À certains moments, l’idée qu’elle était la fille de Schedoni lui causait une impression d’effroi dont elle n’était pas maîtresse. Les premières émotions qu’elle avait éprouvées à sa vue avaient été si étrangères à la tendresse filiale qu’elle ne pouvait trouver dans son cœur les sentiments d’amour et de vénération que devait exciter le titre sacré de père.

Parmi ses compagnes plusieurs lui étaient chères; mais aucune ne lui inspirait une affection aussi tendre que celle qu’elle conservait pour sœur Olivia dont le souvenir lui était toujours présent. Elle regrettait amèrement que cette excellente amie ne fût pas religieuse au couvent de la Pietà plutôt qu’à San Stefano. Son cœur était partagé entre ce doux souvenir et l’effroi que lui inspirait la marquise dont le caractère ne lui était que trop connu, quoiqu’elle ignorât une partie de la vérité. Elle s’efforçait cependant d’adoucir l’idée terrible qu’elle s’était faite de la haine que lui portait la mère de Vivaldi. Si elle avait su jusqu’où cette haine, suscitée par l’orgueil de race, avait entraîné la marquise, elle se fût ensevelie pour jamais dans le cloître, parmi les saintes sœurs qui lui donnaient asile. Quelquefois même, comme si elle eût eu la prescience d’un grand malheur, elle s’appliquait à envisager avec résignation la nécessité qui pourrait se présenter de prendre ce parti extrême. En tout cas, si l’état de religieuse devait être un jour son refuge, ce ne pouvait être que de son libre choix; car l’abbesse de la Pietà n’employait aucun artifice pour gagner des novices à Dieu et ne souffrait pas que ses religieuses eussent recours à la contrainte ou à la séduction.

XX

Pendant que se passaient les événements que nous venons de rapporter, Vivaldi et son domestique Paolo étaient prisonniers de l’Inquisition, chacun dans une chambre à part. On avait interrogé Paolo séparément; mais on n’avait pu tirer de lui aucune révélation: il protestait toujours de l’innocence de son maître, sans même avoir l’idée de parler de la sienne. Vivaldi, appelé de nouveau devant le tribunal, eut à subir un nouvel interrogatoire plus détaillé que le premier. Les inquisiteurs étaient plus nombreux cette fois; et tout l’art imaginable fut employé pour lui arracher l’aveu des crimes qu’on lui imputait et d’autres encore sur lesquels la dénonciation ne portait pas. Ses réponses furent concises et fermes et son attitude, courageuse. Il éprouvait moins de crainte pour lui-même que d’indignation et de révolte contre l’injustice et la cruauté raffinée de ce tribunal de sang. Comme il persistait à se déclarer innocent, on décida que trois heures plus tard il lui serait appliqué la question; en attendant, on le fit reconduire dans sa prison. Pendant qu’il s’y acheminait, il vit passer près de lui un personnage dont l’air et la figure ne lui étaient pas inconnus; il rappela ses souvenirs et, en regardant plus attentivement l’étranger qui s’était arrêté un instant, il reconnut le moine qui lui avait donné des avis prophétiques dans les ruines de Paluzzi. Le premier moment de surprise le cloua sur place; puis, quand il voulut suivre cet homme, il en fut empêché par ses gardes; il leur demanda alors quel était cet étranger qui n’avait fait que passer et disparaître, mais, ne l’ayant pas remarqué, ils ne purent lui répondre.

Il était environ minuit lorsqu’il entendit des pas et des voix qui s’approchaient de sa prison. Il comprit qu’on venait le chercher. La porte s’ouvrit et donna passage à deux hommes tout vêtus de noir qui, s’avançant sans parler, jetèrent sur lui un manteau de forme singulière et l’emmenèrent hors de la chambre. Il suivit de longues galeries désertes où régnait un silence de mort. Puis on le fit descendre, par une longue suite de degrés, dans des caveaux souterrains. Les portes, par lesquelles il passait, s’ouvraient d’elles-mêmes devant la baguette d’un des officiers qui le conduisaient. Un autre portait une torche sans laquelle on eût pu difficilement trouver sa route dans ces sombres corridors. Ils traversèrent une grande salle voûtée qui semblait être destinée aux sépultures; puis, arrivés à une porte de fer, ils s’arrêtèrent; l’officier la frappa trois fois de sa baguette, mais elle ne s’ouvrit pas tout de suite comme les autres. Pendant qu’ils attendaient, Vivaldi crut entendre au loin des gémissements entrecoupés, semblables au râle d’un mourant, gémissements qui le pénétrèrent, non de crainte, mais d’horreur. La porte s’ouvrit enfin, et Vivaldi vit apparaître deux figures qui, éclairées seulement par une faible lueur partant de la salle, le frappèrent de saisissement: elles étaient entièrement vêtues de noir, comme ceux qui le conduisaient. Mais leur habillement, d’une forme différente, s’appliquait tout juste contre le corps; et leur visage, à l’exception de deux trous pratiqués au-devant des yeux, était entièrement recouvert de l’étoffe noire qui les enveloppait de la tête aux pieds. Ils s’emparèrent de Vivaldi et le firent marcher entre eux, en gardant le silence, jusqu’à un corridor à l’extrémité duquel était une autre porte plus grande que la première, où ils frappèrent Là, les sons qu’avait entendus Vivaldi devinrent plus distincts. Il reconnut avec horreur que c’étaient des cris arrachés par l’angoisse de la souffrance. La porte fut ouverte par deux personnages habillés comme ses nouveaux guides, et il se trouva dans une salle spacieuse dont les murs étaient tendus de noir et éclairés seulement par une lampe suspendue à la voûte. En entrant, son oreille perçut des sons étranges, répercutés par des échos sonores bien au-delà de l’espace que sa vue pouvait embrasser.