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Schedoni n’avait d’ailleurs aucun soupçon des vrais motifs de son arrestation. Tout ce qu’il supposait, c’est que le tribunal avait découvert, il ne savait comment, qu’il était l’auteur de la dénonciation de Vivaldi et qu’il voulait le confronter avec l’accusé.

Le père Ansaldo avait été absous d’avance par l’Inquisition du péché de divulgation d’une confession; et quand Vivaldi fut ramené devant ses juges, il les trouva prêts à approfondir la nature des crimes que les révélations du grand pénitencier pourraient imputer à Schedoni. Cette audience devait avoir une certaine solennité; on procéda au recensement des personnes à qui il serait permis d’y assister, et l’on fit sortir de la salle les officiers du tribunal dont la présence n’était pas nécessaire. Après quoi les prisonniers furent introduits et leurs gardiens renvoyés. Puis un inquisiteur se leva et dit:

– S’il y a ici une personne connue sous le nom du père Schedoni, dominicain du couvent de Spirito Santo à Naples, qu’elle approche!

Schedoni, répondant à cet appel, s’avança d’un pas ferme jusqu’au pied du tribunal, fit le signe de la croix et salua les inquisiteurs, puis il attendit de nouveaux ordres.

Le grand pénitencier fut appelé à son tour. Vivaldi remarqua que sa démarche était chancelante et que ses facultés paraissaient affaiblies, soit par l’âge, soit par les austérités. Il s’inclina profondément devant les inquisiteurs.

Vivaldi n’eut pas le temps de remarquer si Schedoni avait été troublé à la vue du père Ansaldo; car lui-même reçut l’ordre de s’avancer, ce qu’il fit d’un air calme et digne.

Le grand inquisiteur commença le triple interrogatoire.

– Père Schedoni du Spirito Santo, dit-il, répondez et dites-nous si la personne qui est maintenant en votre présence, et qui porte le titre de grand pénitencier des Pénitents Noirs de Santa Maria del Pianto, est connue de vous et si vous l’avez déjà vue ailleurs.

Schedoni répondit par un simple signe de dénégation.

La même question fut posée au père Ansaldo. Et au grand étonnement de Vivaldi, le pénitencier, dont la vue était d’ailleurs incertaine et troublée, déclara qu’il ne reconnaissait pas Schedoni. Vivaldi fut alors confronté avec le dominicain. Il déclara que la personne qu’on lui présentait ne lui avait jamais été connue que sous le nom du père Schedoni, religieux du couvent de Spirito Santo. Il ne savait rien de plus sur son compte. Cette modération de Vivaldi ne laissa pas que de surprendre Schedoni qui, comme tous les esprits artificieux, prêta une arrière-pensée de perfidie à une conduite qu’il ne comprenait pas.

Après l’accomplissement de quelques formalités, le tribunal donna ordre au père Ansaldo de rapporter les particularités de la confession qu’il avait reçue la veille de la Saint-Marc. Après avoir prêté le serment de ne dire ni plus ni moins que la vérité, le pénitencier fit la déposition suivante que le greffier écrivit à mesure qu’il parlait et que les assistants écoutèrent avec des sentiments différents, quoique avec une égale apparence d’impassibilité.

– C’était le soir du 25 avril 1752, dit-il. J’étais, selon ma coutume, dans le confessionnal de Santa Maria del Pianto lorsque j’entendis, à ma gauche, de profonds gémissements dont je fus frappé, car je ne savais pas qu’il y eût là un pénitent. À la vérité, la nuit commençait à se répandre dans l’église, éclairée seulement par quelques cierges de la chapelle Saint-Antoine. Les gémissements cessaient quelquefois, puis reprenaient avec plus de force, attestant une sorte de lutte entre le remords d’un crime et la honte de le confesser. J’essayai alors d’encourager le pénitent et de lui inspirer confiance dans la miséricorde divine; longtemps mes efforts furent inutiles. Le péché semblait trop énorme pour pouvoir sortir de son sein et cependant le coupable avait peine à le retenir, tant ce fardeau pesait à sa conscience! Il avait besoin de s’en soulager par la confession et l’absolution, fût-ce au prix de la pénitence la plus dure.

– Allez au fait, interrompit l’inquisiteur, ce ne sont là que des réflexions.

– Les faits viendront bientôt, dit le père Ansaldo en s’inclinant. Et quand je les dirai, mes révérends pères, vous en serez frappés d’horreur, comme je l’ai été moi-même, quoique pour des raisons différentes. Le pénitent commença enfin sa confession qu’il interrompit à plusieurs reprises. Une fois, entre autres, il quitta le confessionnal et se mit à marcher dans l’église à pas précipités, comme pour calmer son extrême agitation. C’est alors que je l’observai: il était vêtu en moine blanc, et sa taille était à peu près celle du religieux que vous appelez le père Schedoni et qui est là devant moi. Quant à son visage, je ne pus le voir; il avait grand soin de me le dérober. Lorsqu’il revint s’agenouiller à mes pieds, il avait pris la résolution d’accomplir jusqu’au bout sa terrible tâche, et il me fit, à travers la grille, le récit que je vais vous répéter.

«- J’ai été toute ma vie, me dit le pénitent, l’esclave de mes passions, et elles m’ont conduit aux plus déplorables excès. J’avais un frère…

«Là, il s’arrêta; et de nouveaux gémissements trahirent l’excès de ses angoisses. Puis il reprit:

«- Ce frère avait une femme… écoutez bien, mon père, et dites si je puis espérer l’absolution… une femme très belle!… Je l’aimais, elle était vertueuse et je désespérais. Ô mon père, continua-t-il avec un accent effrayant, avez-vous jamais connu les fureurs et le délire du désespoir? Le mien enflamma toutes les passions de mon âme, et les aiguillonna par des tortures atroces dont je résolus de me délivrer à tout prix. Mon frère mourut…

«Le pénitent s’arrêta encore. Le ton dont il avait prononcé ces derniers mots me fit frémir. Ses lèvres serrées se refusaient à articuler aucun son; je lui dis de continuer.

«- Mon frère mourut, reprit-il, loin de chez lui.

«Il s’interrompit de nouveau, si longtemps, que je me décidai à lui demander de quelle maladie son frère était mort.

«- De ma main, mon père, répondit-il d’une voix sourde. Oui, de ma main! C’est moi qui ai été son meurtrier. Je fis en sorte qu’il mourût loin de chez lui, et je ménageai si bien les apparences que sa veuve n’eut aucun soupçon sur son genre de mort. À peine le temps de son deuil était-il expiré que je demandai sa main; mais elle gardait un tendre souvenir de mon frère et elle me la refusa. Qu’importe? Ma passion voulait être assouvie. Je l’enlevai de chez elle; alors, redoutant le scandale, elle se décida à m’épouser pour sauver son honneur. Hélas! j’avais cherché mon bonheur dans le crime, mais je ne l’y trouvai pas. Cette femme, dont la possession me coûtait si cher, ne daignait même pas me cacher son mépris! Irrité de ce traitement, j’en vins à supposer qu’un autre attachement était la cause de son aversion pour moi et la jalousie vint mettre le comble à mes tourments en m’exaltant jusqu’à la frénésie!

«Le pénitent, ajouta le père Ansaldo, parut en ce moment possédé de cette frénésie dont il parlait; des soupirs convulsifs entrecoupaient ses paroles; puis il reprit ainsi:

«- Ma jalousie rencontra bientôt son objet. Parmi le petit nombre de personnes qui nous rendaient visite à la campagne où nous nous étions retirés, je remarquai un gentilhomme, nommé Sacchi, qui me parut épris de ma femme. Je crus voir aussi, à l’accueil aimable qu’elle lui faisait, que ce gentilhomme ne lui déplaisait pas; elle paraissait goûter sa conversation et quelquefois même elle affectait de lui marquer ses préférences. Peut-être cette conduite n’était-elle inspirée que par le désir de me punir de mes torts envers elle en excitant ma jalousie; peut-être ai-je interprété son irritation contre moi dans le sens de son amour pour lui. Quoi qu’il en soit, ma fureur, juste ou non, devait lui être fatale. Un soir que je rentrais chez moi sans y être attendu, on me dit que ce gentilhomme était avec ma femme. En approchant de l’appartement où ils se trouvaient tous les deux, j’entendis la voix de Sacchi, plaintive et suppliante. J’écoutai et j’en entendis assez pour m’enflammer d’un violent désir de vengeance. Je me contins cependant et me glissai jusqu’à une porte vitrée d’où l’on pouvait voir l’appartement. Le traître était à ses pieds! Je ne sais si elle avait entendu mes pas ou si elle voulait le repousser, mais je la vis se lever de son siège. Aussitôt, sans m’arrêter à chercher ou à demander une explication, je saisis mon stylet et m’élançai dans la chambre, décidé à percer le cœur de mon rival. Il eut le temps de s’échapper dans le jardin, et je ne le revis jamais.