– Eh bien? dit Vivaldi, votre maîtresse…
– Ah! la pauvre dame! Quand j’arrivai elle était couchée tout de son long, essayant de parler et ne le pouvant pas. Elle conservait cependant sa connaissance; car elle serrait la main de la signora Elena et fixait sur elle des yeux pleins de tendresse; quelque chose semblait lui peser sur le cœur. C’était un spectacle à fendre l’âme! Ma pauvre jeune maîtresse était abîmée dans la douleur. On a essayé de toute sorte de remèdes, mais la pauvre dame n’a pu avaler ce que le docteur avait ordonné. Sa faiblesse augmentait à chaque instant. À la fin, son regard, toujours fixé sur Elena, est devenu terne et vague; elle ne paraissait plus distinguer les objets; je vis bien qu’elle s’en allait. Sa main est restée inerte dans la mienne et le froid de la mort la saisit. En peu de minutes, elle s’est éteinte entre mes bras; sans même avoir eu le temps de se confesser. À deux heures du matin.
Béatrice, ayant cessé de parler, se mit à pleurer et Vivaldi s’attendrit avec elle. Au bout de quelques instants, il recommença à interroger la vieille servante sur les symptômes de la maladie de sa maîtresse.
– Véritablement, monsieur, répondit-elle en baissant la voix, je ne sais que penser de cette mort. On se moquerait de moi, et personne ne voudrait me croire, si j’osais dire ce que je m’imagine.
– Parlez clairement, dit Vivaldi, et ne craignez rien.
– Eh bien, donc, monsieur, reprit-elle après quelque hésitation, je vous avouerai que je ne crois pas qu’elle soit morte de sa mort naturelle.
– Comment? s’écria Vivaldi. Quelles raisons avez-vous de supposer?…
– Ah! monsieur, une fin si subite!… si terrible!… et puis, la couleur du visage!…
– Grand Dieu! vous soupçonneriez que le poison…
– Ai-je dit cela? répliqua Béatrice.
– Qui est venu ici en dernier lieu? demanda Vivaldi en s’efforçant d’être calme.
– Hélas! personne; elle vivait si retirée…
– Quoi? elle n’a reçu aucune visite ces jours passés?
– Nulle autre que vous et le signor Giotto. La seule personne qui soit entrée, ici, il y a environ trois semaines, est une sœur du couvent de Santa Maria de la Pietà qui venait chercher les broderies de ma jeune maîtresse.
– Et vous êtes certaine qu’il ne s’est pas présenté d’autres personnes?
– Aucune, excepté le pêcheur et le jardinier. Ah! et puis le marchand de macaroni; car il y a loin d’ici à Naples, et je n’ai guère le temps d’y aller.
– Nous parlerons de cela une autre fois, dit Vivaldi. Mais faites-moi voir le visage de la défunte sans qu’Elena en sache rien; et surtout, Béatrice, gardez vis-à-vis de votre jeune maîtresse le silence le plus absolu.
– N’ayez crainte, monsieur.
– Croyez-vous qu’elle ait conçu quelque soupçon, tout comme vous?
– Pas le moindre, je vous assure.
Vivaldi s’éloigna de la villa Altieri, en méditant sur le sinistre événement dont cette demeure avait été le théâtre, et sur l’espèce de prophétie du moine, qui se liait d’une si étrange manière à la mort soudaine de la signora Bianchi. Alors, pour la première fois, l’idée lui vint que ce moine, cet inconnu, pouvait bien être Schedoni lui-même, dont il avait remarqué depuis peu les fréquentes visites chez la marquise sa mère. Cette supposition donna naissance à un soupçon, qu’il repoussa d’abord avec horreur, mais qui revint bientôt avec plus de force assiéger son esprit. Cependant, en cherchant à se rappeler la voix et la figure de l’inconnu pour les comparer à celles du confesseur, il crut trouver entre elles une assez grande différence. Cela n’empêchait pas que l’inconnu, s’il n’était pas Schedoni lui-même, ne pût être un de ses agents. Tous deux – si en effet ils étaient deux – mis en campagne par sa famille. Indigné des lâches manœuvres employées contre son amour, et brûlant de connaître le dénonciateur secret d’Elena, il se détermina à tout tenter pour découvrir la vérité, soit en forçant le confesseur de sa mère à la lui avouer, soit en poursuivant dans les ruines de Paluzzi le mystérieux inconnu qui obéissait à l’influence de Schedoni.
Le couvent de Santa Maria de la Pietà, dont Béatrice lui avait parlé, fut aussi l’objet de ses réflexions. Il était difficile de croire qu’Elena y eût des ennemis. Depuis quelques années, elle était liée avec les religieuses; et les broderies dont Béatrice avait parlé expliquaient assez la nature de ces relations. Cette circonstance, qui mettait en lumière le peu de fortune d’Elena et les habitudes laborieuses par lesquelles elle y suppléait, augmentait encore la tendre admiration que Vivaldi avait conçue pour elle. Cependant son esprit revenait sans cesse sur les soupçons d’empoisonnement que Béatrice lui avait communiqués. Il pensa que ses doutes seraient fixés par la vue du corps de la pauvre dame. Béatrice avait promis de le lui montrer le soir même, lorsque Elena se serait retirée dans sa chambre.
Cette démarche, au fond, lui inspirait quelques scrupules; il hésitait à s’introduire secrètement dans la maison d’Elena, quand l’orpheline était encore sous le coup d’événements si douloureux. Il sentit pourtant la nécessité de s’y rendre avec un médecin pour constater les véritables causes de la mort.
C’est ainsi qu’il se trouva forcé de remettre à un moment plus favorable la poursuite du mystérieux inconnu.
IV
Vivaldi, de retour à Naples, se dirigea vers l’appartement de sa mère, pour lui poser quelques questions sur Schedoni. Précisément, le confesseur se trouvait avec elle dans son oratoire.
«Cet homme, se dit le jeune comte, me poursuit comme mon mauvais génie; mais avant qu’il sorte d’ici je saurai si mes soupçons sont fondés.»
Tout absorbé par son entretien, le religieux ne l’avait pas vu entrer, ce qui permit à Vivaldi d’observer sa physionomie.
Le moine, en parlant, tenait les yeux baissés et ne laissait voir, dans ses traits immobiles, qu’une inflexibilité de marbre. Au bruit que fit le jeune homme, le confesseur leva la tête; mais, en rencontrant le regard de Vivaldi, il ne laissa paraître aucune émotion. Il se leva seulement pour lui rendre son salut avec une sorte de hauteur.
La marquise parut interdite à la vue de son fils, et ses sourcils froncés prirent une expression sévère; mais elle corrigea ce premier mouvement par un sourire contraint.
Schedoni se rassit tranquillement et se mit à causer de sujets indifférents avec l’aisance d’un homme du monde. Vivaldi se taisait, appliquant ses yeux et ses oreilles à rechercher la solution du problème qui occupait ses pensées. Les sons graves de la voix de Schedoni le firent douter que ce moine fût celui des ruines de Paluzzi; et la différence de stature confirma son incertitude, car la taille de Schedoni paraissait plus haute que celle de l’inconnu; et, s’il y avait d’ailleurs dans leur air quelque ressemblance, il était possible que l’habit du même ordre, porté par les deux religieux, ajoutât à la difficulté de les distinguer. Pour dissiper ces doutes, le jeune homme se décida à poser quelques questions au confesseur, en étudiant l’expression de sa physionomie. Il prit occasion de quelques dessins de ruines qui ornaient l’oratoire de la marquise, pour parler de celles de la forteresse de Paluzzi, qui étaient dignes, disait-il, d’entrer dans la collection.