Il regarda Mat et lui vit la même expression abasourdie qu’il savait avoir lui-même. Penchant la main pour que Mat puisse examiner la pièce mais pas Ewin, il leva un sourcil interrogateur. Mat hocha la tête et, pendant une minute, ils se dévisagèrent, ébahis et troublés.
« Quel genre de tâches a-t-elle ? demanda finalement Rand.
— Je ne sais pas, répliqua Mat d’une voix ferme, et ça m’est égal. Je ne dépenserai pas non fins cette pièce. Même quand le colporteur viendra. » Sur quoi il la fourra dans la poche de son vêtement.
Hochant la tête, Rand l’imita. Il ne savait pas trop pourquoi, mais ce qu’avait décidé Mat semblait la chose à faire. Il ne fallait pas dépenser cette pièce. Pas une pièce donnée par elle. Il n’imaginait pas à quel autre usage l’argent pouvait servir, mais…
« Vous estimez que je devrais garder la mienne aussi ? » Une indécision angoissée se lisait sur le visage d’Ewin.
« Pas à moins que tu ne le veuilles, dit Mat.
— Je pense qu’elle te l’a donnée pour la dépenser », ajouta Rand.
Ewin contempla sa pièce, puis secoua la tête et mit la pièce d’argent dans sa poche. « Je vais la garder, conclut-il mélancoliquement.
— Il y a toujours le ménestrel », dit Rand, et leur cadet se rasséréna.
« Si toutefois il se réveille, commenta Mat.
— Rand, demanda Ewin, y a-t-il vraiment un ménestrel ?
— Tu verras bien », répondit Rand avec un petit rire. Manifestement, Ewin ne croirait pas au ménestrel tant qu’il n’aurait pas posé les yeux sur lui. « Il faut bien qu’il descende, tôt ou tard. »
Une rumeur parvint de l’autre côté du Pont-aux-Charrettes et quand Rand regarda ce qui en était cause son rire s’épanouit. Une masse fourmillante de villageois, depuis des anciens aux cheveux gris jusqu’à des tout-petits sachant à peine marcher, escortait un haut chariot vers le pont, un énorme chariot tiré par huit chevaux avec des paquets suspendus comme des grappes de raisin à l’extérieur de sa bâche arrondie. Le colporteur était enfin arrivé. Des étrangers et un ménestrel, un feu d’artifice et un colporteur. Ce Bel Tine allait être la plus belle fête de tous les temps.
3
Le colporteur
Des marmites attachées en grappe s’entrechoquèrent et résonnèrent bruyamment quand le chariot du colporteur roula sur les épais madriers du Pont-aux-Charrettes. Toujours entouré d’une nuée de villageois et de fermiers venus pour le Festival, le colporteur arrêta ses chevaux devant l’auberge. De toutes les directions, un afflux de gens grossissait les groupes massés autour du vaste chariot aux roues plus grandes que n’importe lequel des assistants dont les yeux ne quittaient pas le colporteur qui les dominait du haut de son siège.
Le conducteur de ce chariot était Padan Fain, bonhomme pâle et maigre aux longs bras et au gros nez crochu. Fain, qui souriait et riait perpétuellement comme à une plaisanterie connue de lui seul, amenait son chariot et son attelage au Champ d’Emond chaque printemps depuis aussi longtemps que Ranci se souvenait.
La porte de l’auberge s’ouvrit à la volée juste au moment où l’attelage s’immobilisait dans un cliquetis de harnais, le Conseil du Village apparut avec en tête Maître al’Vere et Tam. Ils s’avançaient posément, même Cenn Buie, au milieu des cris impatients des autres qui réclamaient des épingles ou de la dentelle ou des livres ou une douzaine d’autres choses. À regret, la foule s’écarta pour les laisser avancer au premier rang, se refermant vite derrière eux, sans cesser d’interpeller le colporteur. Plus encore qu’autre chose, les villageois voulaient des nouvelles.
À leurs yeux, les aiguilles, le thé et le reste ne constituaient que la moitié du chargement d’un chariot de colporteur. Tout aussi importants étaient les récits de l’extérieur, les nouvelles du monde d’au-delà des Deux Rivières. Certains colporteurs disaient simplement ce qu’ils savaient, débitant les nouvelles les unes après les autres comme un tas de fatras dont ils se moquaient. À d’autres il fallait soutirer le moindre mot, ils parlaient à regret, de mauvaise grâce. Par contre, Fain bavardait volontiers, quand bien même il se montrait souvent taquin et faisait durer le récit, réalisant une performance qui rivalisait avec celle d’un ménestrel. Il goûtait le plaisir d’être au centre de l’attention, se pavanait comme un coq nain, captant tous les regards. L’idée vint à Rand que Fain pourrait bien ne pas être enchanté de trouver un vrai ménestrel au Champ d’Emond.
Le colporteur prêta exactement la même attention au Conseil qu’aux villageois, c’est-à-dire pratiquement aucune, s’affairant à attacher ses rênes avec minutie. Il inclina la tête, mais son salut ne concernait personne en particulier. Il sourit sans rien dire et eut un geste distrait de la main pour les gens avec qui il était spécialement lié, bien que ses manifestations d’amitié aient toujours été singulièrement distantes, se bornant à de grandes tapes dans le dos sans jamais devenir intimes.
Les réclamations pour qu’il parle devinrent plus bruyantes, mais Fain prenait son temps, s’attardant à de menues besognes autour du siège du conducteur car il attendait que la foule et son expectative atteignent le volume qu’il désirait. Seuls les Conseillers gardaient le silence. Ils conservaient la dignité conforme à leur position, mais les nuages de fumée de plus en plus denses qui s’élevaient de leurs pipes au-dessus de leurs têtes trahissaient leur effort.
Rand et Mat se glissèrent dans la foule, s’approchant au plus près du chariot. Rand se serait arrêté à mi-chemin, mais Mat se faufila dans la presse, tirant Rand à sa suite jusqu’à ce qu’ils soient placés juste derrière les Conseillers.
« J’avais fini par croire que tu allais rester là-bas à ta ferme pendant tout le Festival », cria Perrin Aybara à Rand par-dessus le vacarme.
Avec une tête et demie de moins que Rand, l’apprenti forgeron tout frisé était si trapu qu’il semblait large comme un homme et demi, avec des épaules et des bras assez épais pour rivaliser avec ceux de Maître Luhhan lui-même. Il aurait pu aisément s’ouvrir de force un passage à travers la cohue, mais ce n’était pas sa manière. Il avançait avec précaution, présentant des excuses à des gens qui ne prêtaient qu’à moitié attention à tout ce qui n’était pas le colporteur.
Il s’excusait tout de même et s’efforçait de ne bousculer personne en se frayant un chemin dans la foule jusqu’à Rand et Mat.
« Imaginez ça, dit-il quand il les eut finalement rejoints, Bel Tine et un colporteur en même temps. Je parie qu’il y aura vraiment un feu d’artifice. »
Mat rit. « Tu n’en connais pas le quart. »
Perrin l’examina d’un air soupçonneux, puis interrogea Rand du regard.
« C’est vrai », cria Rand qui désigna du geste la masse croissante de gens qui parlaient tous à tue-tête. « Plus tard. Je t’expliquerai plus tard. Plus tard, je te dis ! »
À cet instant, Padan Fain se dressait debout sur le siège du chariot et l’assistance se tut aussitôt. Les derniers mots de Rand résonnèrent dans un silence complet, surprenant le colporteur la bouche ouverte et un bras levé dans un geste théâtral. Tout le monde se retourna pour regarder Rand. Le petit homme osseux perché sur le chariot, qui s’attendait à voir chacun suspendu à ses premières paroles, dévisagea Rand d’un air sévère, inquisiteur.