Rand éprouva soudain un picotement entre les omoplates ; c’était comme s’il sentait sur lui les yeux de Fain, à travers la pierre qui les séparait. L’Aes Sedai remarqua son mouvement d’épaules gêné, mais elle poursuivit implacablement :
« Si Fain était à demi fou en arrivant à Caemlyn, il a plongé davantage encore dans la folie quand il s’est aperçu que deux seulement de ceux qu’il cherchait étaient ici. Il avait l’obligation de vous trouver tous les trois, mais il ne pouvait pas non plus faire autrement que suivre les deux qui étaient là-bas. Il a dit qu’il avait hurlé quand la Porte des Voies s’est ouverte à Caemlyn. Le moyen de l’ouvrir était dans son esprit ; il ne savait pas comment il avait acquis cette connaissance ; ses mains agissaient de leur propre accord, brûlant des feux de Ba’alzamon quand il essayait de les retenir. Le propriétaire de la boutique venu voir la cause du bruit, il l’a assassiné. Non pas qu’il y ait été contraint mais parce qu’il était jaloux que cet homme puisse ressortir librement de la cave alors que ses pieds à lui remportaient inexorablement dans les Voies.
— Alors, ce suiveur dont vous aviez deviné la présence sur nos traces, c’était Fain », dit Egwene. Lan acquiesça d’un signe de tête.
« Comment a-t-il esquivé le… le Vent Noir ? » Sa voix chevrota ; elle s’interrompit pour avaler sa salive. « Le Vent soufflait juste derrière nous à la Porte des Voies.
— Il lui a échappé sans lui échapper, expliqua Moiraine. Le Vent Noir l’a rattrapé – et Fain a prétendu comprendre ce que disaient les voix. Certaines l’accueillaient comme un de leurs pareils ; d’autres le redoutaient. À peine le Vent a-t-il enveloppé Fain qu’il est parti souffler ailleurs.
— La Lumière nous préserve. » Le chuchotement de Loial ressemblait au grondement continu d’un bourdon géant.
« Prions qu’Elle nous exauce, dit Moiraine. Il y a encore bien des choses cachées chez Padan Fain, beaucoup qu’il faut que je découvre. Le mal est plus profondément enraciné en lui et plus virulent que chez aucun autre homme que j’ai vu jusqu’ici. La raison en est peut-être que le Ténébreux, en faisant ce qu’il a infligé à Fain, a imprimé une part de sa personnalité sur lui et peut-être même, sans s’en douter, une part de ses desseins. Quand j’ai mentionné l’Œil du Monde, Fain a serré les mâchoires, mais j’ai senti derrière ce silence une compréhension de quoi je parlais. Dommage que je n’aie pas le temps à présent. Mais impossible de nous attarder.
— En admettant que cet homme sache quelque chose, déclara Agelmar, j’ai les moyens de le lui extirper. » Son visage n’exprimait aucune compassion pour les Amis du Ténébreux ; sa voix ne promettait aucune pitié pour Fain. « Apprendriez-vous ne serait-ce qu’une partie de ce que vous affronterez dans la Dévastation, cela vaut bien un jour supplémentaire. Des batailles ont été perdues faute de connaître les intentions de l’ennemi. »
Moiraine soupira et secoua la tête tristement « Mon Seigneur, n’aurions-nous pas besoin d’au moins une bonne nuit de repos avant d’affronter la Grande Dévastation, je monterais à cheval d’ici une heure, malgré le risque éventuel de rencontrer un raid trolloc en pleine nuit. Considérez ce que j’ai appris de Fain. Il y a trois ans, le Ténébreux a dû faire amener Fain au Shayol Ghul pour entrer en contact avec lui, en dépit du fait que Fain est un Ami du Ténébreux dévoué jusqu’à la moelle des os. Il y a un an, le Ténébreux a commandé Fain, un de ses zélateurs, par l’entremise de ses rêves. Cette année, Ba’alzamon entre dans les rêves de ceux qui vivent dans la Lumière et apparaît effectivement, même si c’est avec difficulté, à Shadar Logoth. Non corporellement, certes, mais même une projection de l’esprit du Ténébreux, même une projection qui vacille et s’éteint, est plus mortellement dangereuse pour le monde que toutes les hordes trolloques réunies. Les sceaux posés sur le Shayol Ghul s’affaiblissent dangereusement, Seigneur Agelmar. Le temps manque. »
Agelmar inclina la tête en signe d’acquiescement mais, quand il la redressa, sa bouche avait encore un pli obstiné. « Aes Sedai, j’admets que lorsque je conduirai les lances à la Brèche de Tarwin, nous n’opérerons pas davantage qu’une diversion, ou une escarmouche à la périphérie de la bataille principale. Le devoir conduit les hommes où il veut aussi sûrement que le Dessin et aucun des deux ne promet que ce que nous ferons aura de l’importance. Pourtant, notre escarmouche sera inutile, même en cas de triomphe pour nous, si vous perdez votre bataille. Vous affirmez que votre groupe doit être réduit au minimum, je vous l’accorde mais je vous supplie de faire tous les efforts pour veiller à pouvoir gagner. Laissez ces jeunes gens ici, Aes Sedai. Je vous jure que je suis en mesure de trouver pour les remplacer trois hommes d’expérience sans arrière-pensée de recherche de gloire pour eux-mêmes, trois bons hommes d’épée qui sont presque aussi efficace que Lan dans la Dévastation. Laissez-moi chevaucher vers la Brèche en sachant que j’ai fait mon possible pour vous aider à être victorieuse.
— Je dois les emmener, eux, et non d’autres, Seigneur Agelmar, répondit Moiraine d’un ton conciliant. Ce sont eux qui doivent livrer la bataille où se trouve l’Œil du Monde. »
La bouche d’Agelmar s’entrouvrit subitement comme il dévisageait Rand, Mat et Perrin. Soudain, le Seigneur de Fal Dara recula d’un pas, sa main cherchant inconsciemment en aveugle l’épée qu’il ne portait jamais à l’intérieur de la forteresse.
« Ils ne sont pas… Vous n’êtes pas de l’Ajah Rouge, Moiraine Sedai, mais sûrement même vous ne voudriez pas… » De la sueur luisait soudain sur son crâne rasé.
« Ils sont ta’veren, reprit Moiraine d’une voix apaisante. Le Dessin se tisse autour d’eux. Le Ténébreux a déjà tenté de tuer plus d’une fois chacun d’eux. Trois ta’veren au même endroit suffisent à modifier la vie autour d’eux aussi sûrement qu’un tourbillon change la course d’une paille. Quand le lieu est l’Œil du Monde, le Dessin peut englober dans sa toile même le Père des Mensonges et le rendre de nouveau inoffensif. »
Agelmar cessa de tâtonner à la recherche de son épée, mais il considérait Rand et les autres d’un air hésitant. « Moiraine Sedai, si vous dites qu’ils le sont, alors c’est un fait, mais je ne le vois pas. Des paysans. En êtes-vous sûre, Aes Sedai ?
— Le vieux sang, répliqua Moiraine, se diversifie comme un fleuve qui se divise mille fois en mille cours d’eau mais, parfois, les cours d’eau se rejoignent pour reformer un fleuve. Le vieux sang de Manetheren est fort et pur chez presque tous ces jeunes gens. Douteriez-vous de la force du sang de Manetheren, Seigneur Agelmar ? »
Rand jeta un coup d’œil discret à l’Aes Sedai, Presque tous. Il en risqua un autre vers Nynaeve ; elle s’était retournée pour observer en même temps qu’écouter, évitant cependant d’englober Lan dans cet examen. Le regard de Rand croisa celui de la Sagesse. Elle secoua négativement la tête ; elle n’avait pas dit à l’Aes Sedai qu’il n’était pas né aux Deux Rivières. Que savait donc Moiraine ?
« Manetheren, répéta lentement Agelmar en hochant la tête. Je ne doute pas de ce sang. » Puis, d’une voix plus vive : « La Roue entraîne avec elle des périodes étranges. Des paysans s’en vont soutenir l’honneur de Manetheren dans la Grande Dévastation, cependant si un sang est capable de porter un coup mortel au Ténébreux, c’est bien celui de Manetheren. Qu’il en soit fait comme vous le désirez. Aes Sedai.