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Un autre exode avait commencé en même temps, par la Porte du Roi qui s’ouvrait sur la route de Fal Moran. Des charrettes et des chariots, des gens à cheval et des gens à pied conduisant leurs troupeaux, portant des enfants sur leur dos, leur mines aussi longues que les ombres matinales. La répugnance à quitter leur foyer, peut-être pour toujours, ralentissait leurs pas, cependant la peur de ce qui approchait les aiguillonnait, si bien qu’ils avançaient par à-coups, traînant les pieds puis se mettant à courir pendant une douzaine d’enjambées pour recommencer, encore une fois, à lambiner dans la poussière. Quelques-uns s’arrêtèrent hors de la ville pour regarder la file en armure des soldats qui ondulait dans la forêt. L’espoir s’épanouissait dans quelques yeux, et des prières étaient murmurées, des prières pour les soldats, des prières pour eux-mêmes, avant qu’ils se retournent vers le sud et reprennent leur cheminement pénible.

La plus petite colonne sortit par la Porte de Malkier. N’était laissé en arrière que le nombre minime de ceux qui devaient rester, des soldats et quelques hommes plus âgés, dont les épouses étaient mortes et les enfants devenus adultes étaient partis pour le lent voyage vers le sud. Une ultime poignée afin que, quoi qu’il arrive à la Brèche de Tarwin, Fal Dara ne tombe pas sans s’être défendue. Le Hibou Gris d’Ingtar allait en avant, mais c’est Moiraine qui conduisait leur colonne vers le nord. La plus importante de toutes, et celle en plus grand péril de mort.

Pendant une heure au moins après avoir dépassé le poteau de la frontière, rien ne changea dans la campagne ou la forêt. Le Lige les menait à marche forcée, aussi vite que pouvaient trotter les chevaux, mais Rand ne cessait de se demander quand ils atteindraient la Grande Dévastation. Les collines se firent un peu plus hautes, mais les arbres, les lianes et les buissons ne différaient pas de ce qu’il avait vu au Shienar, gris et pratiquement sans feuilles. Il commença à avoir plus chaud, suffisamment pour mettre son manteau en travers du pommeau de sa selle.

« Voilà le meilleur temps que nous avons eu de toute l’année », commenta Egwene en se dépouillant, elle aussi, de sa cape.

Nynaeve secoua la tête, les sourcils froncés comme si elle écoutait le vent. « Il y a quelque chose de bizarre. »

Rand acquiesça en silence. Il le sentait aussi, tout en étant incapable de le formuler. Ce qu’il y avait de troublant dépassait le fait que c’était le premier réchauffement de la température extérieure qu’il se rappelait cette année ; cela outrepassait la simple constatation qu’aussi avant dans le nord la chaleur ne devrait pas être aussi forte. Alors ce devait être la Dévastation, mais le paysage n’avait pas changé.

Le soleil grimpa haut, une boule rouge qui ne pouvait pas diffuser une telle chaleur malgré l’absence de nuages dans le ciel. Peu de temps après, il déboutonna son surcot. La sueur ruisselait sur sa figure.

Il n’était pas le seul. Mat ôta sa tunique, découvrant à la vue de tous le poignard au manche orné d’or et de rubis, puis s’essuya la figure avec le bout de son écharpe. Clignant des yeux, il enroula de nouveau l’écharpe en une bande étroite abaissée au-dessus de ses sourcils. Nynaeve et Egwene s’éventaient ; elles étaient affaissées sur leur selle comme si elles n’avaient plus d’énergie. Loial ouvrit du haut en bas sa tunique au haut col, ainsi que sa chemise ; l’Ogier avait une étroite bande poilue au milieu de sa poitrine, aussi épaisse qu’une fourrure. Il murmura des excuses à la ronde.

« Il faut me pardonner. Le stedding Shangtai est dans les montagnes et il y fait frais. » Ses vastes narines s’élargirent, aspirant de l’air qui devenait plus chaud à chaque minute. « Je n’aime pas cette chaleur, ni cette humidité. »

L’air était humide, en effet, Rand s’en rendit compte. On se serait cru dans le Bourbier au cœur de l’été, là-bas dans les Deux Rivières. Dans ce bas-fond marécageux, chaque bouffée d’air était comme aspirée à travers une couverture de laine trempée dans de l’eau bouillante. Le sol n’était pas détrempé ici – quelques mares et ruisseaux, quasiment peu de chose pour qui était habitué au Bois Humide – mais l’air était pareil à celui du Bourbier. Seul Perrin, toujours en sayon, respirait à l’aise. Perrin et le Lige.

Il y avait quelques feuilles à présent, sur des arbres qui n’étaient pas de l’espèce à feuillage persistant. Rand tendit la main vers une branche et s’arrêta juste avant d’atteindre les feuilles. Un jaune terreux maculait le rouge des nouveaux bourgeons ainsi que des mouchetures noires, comme une maladie.

« Je t’ai dit de ne toucher à rien. » La voix du Lige était flegmatique. Il portait encore son manteau caméléonesque aux couleurs changeantes, comme si la chaleur ne faisait pas plus d’impression sur lui que le froid ; ce manteau (qui le rendait quasi invisible) donnait à son visage anguleux l’apparence de planer sans soutien aucun au-dessus du dos de Mandarb. « Dans la Grande Dévastation, les fleurs peuvent tuer et les feuilles mutiler. Il y a une petite chose appelée Tige qui aime se cacher à l’endroit où les feuilles sont le plus épaisses, prenant l’aspect de son nom et attendant qu’on la touche. Alors, elle mord. Elle n’empoisonne pas. Son suc commence à digérer la proie de la Tige pour elle. Couper ce qui a été mordu, bras ou jambe, est le seul moyen de rester en vie. Toutefois, une Tige ne mord que si on la touche. Ce qui n’est pas le cas d’autres choses dans la Dévastation. »

Rand rejeta sa main en arrière sans avoir effleuré les feuilles et l’essuya sur la jambe de ses chausses.

« Alors nous sommes dans la Dévastation ? » dit Perrin. Curieusement, il ne paraissait pas effrayé.

« Juste à la lisière », dit Lan calmement. Son étalon continuait son chemin, et il parlait par-dessus son épaule. « La véritable Dévastation est encore devant nous. Il y a dans la Dévastation des choses qui chassent au son, et quelques-unes ont pu s’aventurer jusqu’ici dans le sud. Parfois, elles traversent les Montagnes du Destin. Bien pires que les Tiges. Restez silencieux et restez groupés si vous tenez à demeurer en vie. » Il continua à avancer d’une allure rapide, sans attendre de réponse.

Lieue après lieue, la corruption de la Grande Dévastation devenait plus apparente. Des feuilles couvraient les arbres à profusion toujours plus grande, mais tachées et maculées de jaune et de noir, avec des stries rouge grisâtre comme si elles étaient atteintes de septicémie. Toutes les feuilles et les lianes semblaient boursouflées, prêtes à éclater au moindre contact. Des fleurs pendaient aux arbres et aux herbes dans une parodie de printemps, des formes cireuses flasques et d’une pâleur maladive qui avaient l’air de pourrir sous les yeux de Rand. Quand il respirait par le nez, la puanteur douceâtre de la décomposition, lourde et épaisse, l’écœurait ; lorsqu’il essaya de respirer par la bouche, il faillit vomir. L’air avait le goût d’une bouchée de viande gâtée. Des choses au dernier stade de putréfaction éclataient sous les pas des chevaux avec un léger gargouillis.

Mat se pencha à l’écart de sa selle et vomit tout ce que contenait son estomac. Rand chercha à établir en lui-même le vide, mais le calme n’offrait pas grand secours contre la bile brûlante qui ne cessait de lui remonter dans la gorge. L’estomac débarrassé ou pas, Mat eut de nouveau un haut-le-cœur un quart de lieue plus loin, sans que rien ressorte, et encore une fois après cela. Egwene donnait l’impression d’être prête aussi à vomir, ravalant constamment sa salive, et le visage de Nynaeve était un masque de détermination tout blême, les mâchoires serrées et les yeux fixés sur le dos de Moiraine. La Sagesse ne voulait pas admettre qu’elle se sentait malade tant que l’Aes Sedai ne l’aurait pas fait la première, mais Rand ne pensait pas qu’elle aurait longtemps à attendre. Les paupières de Moiraine étaient étroitement closes et ses lèvres blanches.