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En dépit de la chaleur humide, Loial drapa une écharpe autour de son nez et de sa bouche. Quand il croisa le regard de Rand, la fureur et le dégoût de l’Ogier éclataient dans ses yeux. « J’avais entendu dire… » commença-t-il, la voix étouffée par la laine, puis il s’arrêta pour s’éclaircir la gorge en grimaçant. « Pouah ! Ça a le goût de… Pouah ! J’ai entendu parler de la Dévastation et j’ai lu des documents sur le sujet, mais rien ne pouvait décrire… » Son geste embrassa en quelque sorte l’odeur aussi bien que la végétation d’un aspect désespérant. « Que même le Ténébreux puisse faire cela à des arbres ! Pouah ! »

Le Lige, naturellement, ne souffrait pas, du moins pour autant que Rand pouvait s’en rendre compte, mais à sa surprise Perrin non plus. Ou, plutôt, pas de la même façon qu’eux. Le jeune colosse lançait des coups d’œil furieux à la forêt hideuse qu’ils traversaient comme à un ennemi, ou à la bannière d’un ennemi. Il caressait la hache passée dans sa ceinture d’un geste quasi inconscient et parlait entre ses dents, sur un tel ton à demi grondant que les cheveux se hérissèrent sur la nuque de Rand. Même en plein soleil, ses yeux luisaient, jaune d’or et farouches.

La chaleur ne diminua pas quand le soleil sanglant plongea vers l’horizon. Au loin, dans le nord, se dressèrent des montagnes, plus hautes que les Montagnes de la Brume, silhouettées en noir sur le ciel. Parfois, une bourrasque de vent glacé soufflait de ces pics aigus assez loin pour arriver jusqu’à eux. La moiteur torride de l’air absorbait la majeure partie de la fraîcheur venue de la montagne, mais le peu qui restait était d’un froid hivernal en comparaison de la touffeur qu’il remplaçait, ne serait-ce qu’un instant. La transpiration sur la figure de Rand se transformait instantanément en gouttes de glace ; quand le vent mourait, les gouttes fondaient de nouveau, en ruisselets furieux sur ses joues et, par comparaison, la touffeur paraissait encore plus pesante. Pour le moment, le vent les enveloppait, il balayait la puanteur, mais Rand s’en serait aussi bien passé s’il l’avait pu. Le froid avait la température glacée de la tombe et il apportait l’odeur de moisi et de poussière d’une vieille sépulture qu’on vient d’ouvrir.

Nous n’atteindrons pas les montagnes d’ici la tombée de la nuit, dit Lan, et se déplacer de nuit est dangereux, même pour un Lige seul.

— Il y a un endroit pas loin d’ici, répliqua Moiraine. Ce sera de bon augure pour nous d’y camper. »

Le Lige la regarda droit dans les yeux, puis hocha la tête à regret. « Oui. Il faut que nous campions quelque part. Autant que ce soit là-bas.

— L’Œil du Monde était derrière les défilés dans les hauteurs quand je l’ai découvert, reprit Moiraine. Mieux vaut traverser les Montagnes du Destin en plein jour, à midi, quand les pouvoirs du Ténébreux en ce monde sont le plus réduits.

— Vous parlez comme si l’Œil du Monde n’était pas toujours à la même place. » Egwene s’adressait à l’Aes Sedai, mais c’est Loial qui répondit.

« Il n’y a pas deux Ogiers qui l’aient trouvé exactement au même endroit. L’Homme Vert semble apparaître là où l’on en a besoin. Mais c’était toujours au-delà des cols. Ils sont traîtres, ces hauts cols, et hantés par des créatures du Ténébreux.

— Il nous faut franchir ces défilés avant d’avoir à nous soucier d’eux, commenta Lan. Demain, nous serons au cœur de la Dévastation. »

Rand regarda autour de lui la forêt, chaque feuille et fleur malades, chaque liane pourrissant à mesure qu’elle croissait, et il ne put réprimer un frisson. Si ceci n’est pas vraiment la Grande Dévastation, comment est-elle donc ?

Lan les emmena vers l’ouest, de biais par rapport au soleil descendant. Le Lige soutenait la même allure qu’avant, mais il avait de la répugnance dans son maintien.

Le soleil était une lugubre boule rouge au ras de la cime des arbres quand ils arrivèrent au sommet d’une colline et que le Lige arrêta sa monture. Au-delà de leur colline à l’ouest s’étendait un réseau de lacs, dont les eaux scintillaient avec des reflets sombres dans les rayons obliques du couchant, comme les perles d’un collier à rangs multiples, enfilées sans souci de les apparier. Au loin, encerclées par les lacs, se dressaient des collines au sommet dentelé, massives dans les ombres vespérales grandissantes. Pendant un bref instant, le soleil se posa sur les sommets déchiquetés, et Rand eut la respiration coupée. Des collines ? Non. Les vestiges de sept tours en ruine. Il n’était pas sûr que quelqu’un d’autre les ait aperçus ; la vision avait disparu aussi vite qu’elle était apparue. Le Lige mettait pied à terre, le visage autant dépourvu d’expression qu’une pierre.

« Ne pourrions-nous camper en bas près des lacs ? questionna Nynaeve qui se tamponnait la figure avec son mouchoir. Il doit faire plus frais au bord de l’eau.

— Par la Lumière, s’exclama Mat, je me plongerais bien la tête dans un de ces lacs. Je n’aurais peut-être pas envie de l’en ressortir. »

À cet instant précis, quelque chose troubla le lac le plus proche, l’eau sombre eut des reflets phosphorescents comme une masse énorme roulait sous la surface. Longueur après longueur de l’épaisseur d’un corps d’homme provoquèrent des ondulations jusqu’à ce qu’enfin s’élève en l’air à au moins cinq empans de haut une queue qui agita pendant un moment dans le crépuscule une pointe pareille à un dard de guêpe. Et sur toute cette longueur, des tentacules gras se tordaient comme des vers monstrueux, aussi nombreux que membres de mille-pattes.

Elle glissa lentement sous la surface, disparut, et seuls les remous qui allaient s’aplatissant indiquèrent qu’elle avait jamais été là.

Rand referma la bouche et échangea un coup d’œil avec Perrin. Les yeux jaunes de Perrin avaient une expression aussi incrédule que devait être la sienne. Rien d’aussi grand ne pouvait vivre dans un lac de cette dimension. Cela ne pouvait pas être des MAINS sur ces tentacules. Impossible.

« À la réflexion, dit Mat d’une voix éteinte, je me trouve très bien ici.

— Je vais installer autour de cette colline des guetteurs pour nous garder », annonça Moiraine. Elle était déjà descendue d’Aldieb. « Une vraie barrière attirerait comme des mouches vers le miel l’attention dont nous ne voulons pas mais, si une création du Ténébreux ou quoi que ce soit qui sert l’Ombre approche de nous d’un quart de lieue, je le saurai.

— Je me sentirais plus tranquille avec la barrière, objecta Mat comme ses bottes touchaient le sol, pour autant qu’elle maintiendrait cette… cette… chose de l’autre côté.

— Oh, tais-toi donc. Mat », le rabroua sèchement Egwene, en même temps que Nynaeve s’exclamait : « Pour qu’on les trouve qui nous attendent quand nous partirons demain matin ? Tu es un imbécile, Matrim Cauthon. » Mat darda des regards furibonds sur les deux femmes qui mettaient pied à terre, mais resta bouche close.

En prenant la bride de Béla, Rand partagea un sourire avec Perrin. C’était presque comme d’être de retour dans leurs foyers que d’entendre Mat choisir le pire moment possible pour dire ce qu’il aurait mieux fait de garder pour lui. Puis le sourire s’effaça du visage de Perrin ; dans le crépuscule, ses yeux flambèrent comme s’il y avait une lumière jaune derrière. Cela ne ressemble en rien au bon temps de chez nous.

Rand, Mat et Perrin aidèrent Lan à desseller et entraver les chevaux pendant que les autres commençaient à installer le camp. Loial marmottait en installant le minuscule réchaud du Lige, mais ses doigts épais s’activaient avec adresse. Egwene fredonnait en remplissant la bouilloire à une outre d’eau rebondie. Rand ne s’étonnait plus que le Lige ait insisté pour emporter autant d’outrés pleines.