— Je vous ai expliqué que je m’en moque. Par la Lumière, vous n’entraînez à en dire davantage qu’il n’est convenable. M’infligerez-vous l’humiliation de poser moi-même la question ?
— Jamais je ne voudrai vous humilier. » La douceur du ton comme une caresse, dans la voix du Lige, résonna bizarrement aux oreilles de Rand, mais elle fit s’illuminer les yeux de Nynaeve. « Je vais haïr l’homme que vous choisirez parce que ce ne sera pas moi, et l’aimer s’il suscite votre sourire. Aucune femme ne mérite la certitude d’acquérir en cadeau de fiançailles les voiles noirs des veuves, vous moins que toute autre. » Il posa la tasse intacte sur le sol et se leva. « Il faut que j’aille voir si les chevaux n’ont besoin de rien. »
Nynaeve demeura là, à genoux, après son départ.
Sommeil ou pas, Rand ferma les yeux. Il n’avait pas le sentiment que la Sagesse apprécierait qu’il la regarde pleurer.
49
Le Ténébreux se manifeste
L’aube réveilla Rand en sursaut, le soleil morne picotait ses paupières en dardant à regret ses rayons au-dessus des cimes d’arbres de la Dévastation. Même d’aussi bonne heure, la chaleur pesait sur les terres dévastées comme une couverture épaisse. Il resta sur le dos, la tête appuyée sur son paquetage en guise d’oreiller, contemplant le ciel. Il était encore bleu, ce ciel. Même ici, cela au moins n’avait pas été contaminé.
Il fut surpris en se rendant compte qu’il avait dormi. Pendant une minute, le vague souvenir d’une conversation surprise sembla appartenir à un rêve. Puis il vit les yeux rougis de Nynaeve ; elle n’avait manifestement pas dormi. Le visage de Lan était plus dur que jamais, comme s’il avait remis un masque et n’avait pas l’intention de le laisser glisser de nouveau.
Egwene vint à la Sagesse et s’accroupit sur ses talons, la mine soucieuse. Il ne parvenait pas à comprendre ce qu’elles disaient. Egwene parlait et Nynaeve secouait la tête. Egwene ajouta autre chose et la Sagesse eut un geste de la main pour la renvoyer. Au lieu de partir, Egwene rapprocha son visage du sien et, pendant quelques minutes, les deux jeunes femmes s’entretinrent encore plus bas, Nynaeve esquissant toujours une mimique négative. La Sagesse mit un terme à la conversation avec un rire, serrant Egwene dans ses bras et, d’après son expression, disant des paroles apaisantes. Néanmoins, quand elle se redressa, Egwene darda sur le Lige des coups d’œil furieux. Lan n’eut pas l’air de s’en apercevoir ; il ne regardait d’ailleurs pas dans leur direction.
Rand hocha la tête, rassembla ses affaires et se lava succinctement les mains, la figure et les dents avec le peu d’eau que Lan accordait pour ce faire. Il se demanda si les femmes avaient le moyen de lire l’esprit des hommes. C’était une pensée dérangeante. Toutes les femmes sont des Aes Sedai. Se disant qu’il laissait la Dévastation lui troubler les idées, il se rinça la bouche et se hâta d’aller seller le bai.
Ce ne fut pas qu’un peu déconcertant de voir le campement disparaître avant qu’il arrive à hauteur des chevaux, mais le temps qu’il serre la sangle de sa selle le sommet entier de la colline avait réapparu. Tout le monde se dépêchait.
Les sept tours étaient bien visibles dans la clarté matinale, lointains tronçons brisés, pareilles à de gigantesques collines abruptes évoquant simplement une grandeur anéantie. Les cent lacs étaient d’un bleu uni sans rides. Rien ne troublait leur surface ce matin.
Quand il regardait les lacs et les tours en ruine, il pouvait presque oublier les choses maladives qui croissaient autour de la colline. Lan ne s’abstenait pas à proprement parler de contempler les tours, non plus qu’il évitait Nynaeve mais, à vrai dire, il ne regardait jamais autour de lui quand il se concentrait pour les préparer au départ.
Une fois les paniers d’osier fixés de nouveau sur le cheval de bât, une fois effacée la moindre trace de détritus, suie et empreinte et tous les autres en selle, l’Aes Sedai se tint au centre du plateau, les yeux fermés, n’ayant même pas l’air de respirer. Rien ne se produisit que Rand put constater, à part que Nynaeve et Egwene frissonnèrent en dépit de la chaleur et se frottèrent énergiquement les bras. Les mains d’Egwene se figèrent soudain sur les siens et elle ouvrit la bouche, dévisageant la Sagesse. Avant qu’elle profère un mot, Nynaeve cessa aussi ses frictions et lui jeta un coup d’œil d’avertissement. Les deux jeunes femmes se regardèrent, puis Egwene hocha la tête, sourit et, un instant après, Nynaeve fit de même, bien que d’un sourire un peu contraint.
Rand se passa la main dans les cheveux, déjà plus humides de transpiration que de l’eau dont il s’était aspergé la figure. Il était sûr qu’il aurait dû comprendre le sens de cet échange muet, mais cette intuition légère comme une plume s’envola de son esprit avant qu’il parvienne à la préciser.
« Qu’est-ce qu’on attend ? » demanda Mat avec humeur, son écharpe en bandeau abaissée sur son front. Il avait son arc en travers du pommeau de sa selle avec une flèche encochée, et son carquois ramené en avant sur son ceinturon pour être facilement accessible.
Moiraine ouvrit les paupières et commença à descendre la colline. « Nous attendons que j’enlève le dernier vestige de ce que j’ai fait ici hier soir. Les résidus se seraient dissipés d’eux-mêmes en un jour, mais je ne veux prendre maintenant aucun risque que je peux éviter. Nous sommes trop près, et l’Ombre est trop forte ici. Lan ? »
Le Lige attendait seulement qu’elle s’installe sur la selle d’Aldieb pour les conduire au nord, vers les Montagnes du Destin qui s’élevaient non loin de là. Même dans le soleil levant, leurs pics se dressaient noirs et sans vie, comme des dents ébréchées. Elles s’étendaient comme une muraille continue vers l’est et vers l’ouest aussi loin que portait la vue.
« Atteindrons-nous l’Œil aujourd’hui, Moiraine Sedai ? » questionna Egwene.
L’Aes Sedai jeta à Loial un regard en biais, « J’espère que oui. La première fois que je l’ai trouvé, il était juste de l’autre côté des montagnes, au pied des cols.
— Il dit que l’Œil se déplace, objecta Mat avec un mouvement menton vers Loial. Qu’est-ce qui se passe s’il n’est pas à l’endroit où vous y comptez ?
— Alors nous continuerons à chercher jusqu’à ce que nous l’ayons découvert. L’Homme Vert devine intuitivement la nécessité et il n’y en a pas de plus urgente que la nôtre. Notre besoin concentre l’espoir du monde. »
Les montagnes devenaient plus proches et en même temps la Dévastation. Alors qu’auparavant une feuille portait des taches noires et des marbrures jaunes, à présent les feuillages tombaient mollement sous les yeux de Rand, se détachant sous le poids de leur état de putréfaction. Les arbres eux-mêmes étaient de pauvres choses torturées, estropiées, aux branches mortes tendues vers le ciel comme implorant merci d’une puissance qui refusait d’entendre. Des suintements pareils à du pus émergeaient d’entre les fentes et crevasses l’écorce. On aurait dit que rien de vraiment solide ne subsistait en eux, à voir les arbres se balancer au passage des cheveux sur le sol.
« On a l’impression qu’ils cherchent à nous attraper », commenta Mat avec nervosité. Nynaeve lui adressa un coup d’œil à la fois méprisant et exaspéré, et il ajouta avec hargne. « Eh bien si, ils en ont l’air.
— Et quelques-uns en ont réellement envie », confirma l’Aes Sedai. Elle avait tourné la tête par-dessus son épaule et l’expression de ses yeux fut pendant un instant plus dure que celle des yeux de Lan. « Mais ils ne veulent rien avoir à faire avec moi, et ma présence vous protège. »
Mat eut un rire gêné, comme s’il croyait à une plaisanterie de sa part.
Rand n’en était pas si sûr. On était dans la Dévastation, somme toute. Mais les arbres ne bougent pas. Pourquoi un arbre attraperait-il un homme même s’il le pouvait ? Nous sommes en train de nous monter l’imagination et elle essaie simplement de nous maintenir en état d’alerte.