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Soudain, Egwene fit un mouvement et Rand comprit qu’elle s’apprêtait à courir au secours de Nynaeve. « Egwene, non ! » cria-t-il, mais elle ne s’arrêta pas. Sa main s’était portée à son épée au cri de Nynaeve mais maintenant il la lâcha et se jeta sur Egwene. Il la heurta avant qu’elle eût achevé son troisième pas, les précipitant tous deux sur le sol. Egwene atterrit sous lui, le souffle coupé, se débattant aussitôt pour se dégager.

D’autres réagissaient aussi, il s’en rendit compte. La hache de Perrin tournoyait dans ses mains, et ses yeux luisaient d’un regard féroce couleur d’or. « Sagesse ! hurla Mat, le poignard de Shadar Logoth au poing.

— Non ! cria Rand. On ne peut pas lutter contre les Réprouvés ! » Mais ils le dépassèrent en courant comme s’ils n’avaient pas entendu, leurs regards fixés sur Nynaeve et les deux Réprouvés.

Aginor leur jeta un coup d’œil indifférent… et sourit.

Rand sentit l’air cingler autour de lui pareil au claquement d’un fouet de géant. Mat et Perrin, qui n’étaient même pas à mi-chemin des Réprouvés, stoppèrent comme s’ils s’étaient lancés contre un mur, rebondirent en arrière et s’affalèrent par terre.

« Bien, commenta Aginor. Cette place vous convient parfaitement. Si vous apprenez à vous prosterner comme il faut devant nous en adorateurs, je vous laisserai peut-être vivre. »

Rand se redressa précipitamment tant bien que mal. D’accord, il ne pouvait pas lutter contre les Réprouvés – aucun humain ordinaire n’en était capable – mais il ne leur laisserait pas croire une minute qu’il rampait devant eux. Il voulut aider Egwene à se relever, mais elle lui asséna une claque sur les mains, puis se tint à l’écart en secouant avec humeur la poussière sur sa robe. Mat et Perrin s’entêtèrent eux aussi à se remettre debout en chancelant.

« Si vous avez envie de vivre, déclara Aginor. Vous apprendrez. Maintenant que j’ai découvert ce dont j’ai besoin » – ses yeux se dirigèrent vers l’arche de pierre – « j’aurai peut-être le temps de vous dresser.

— Cela ne se fera pas ! » L’Homme Vert sortit à grands pas d’entre les arbres avec une voix qui résonnait comme la foudre s’abattant sur un chêne centenaire. « Votre place n’est pas ici ! »

Aginor ne lui dédia qu’un bref coup d’œil dédaigneux. « Allez-vous-en ! Votre temps est révolu et toute votre race sauf vous depuis longtemps poussière. Vivez ce qui vous reste de vie et réjouissez-vous d’être indigne de notre attention.

— Ceci est mon domaine, répliqua l’Homme Vert, et vous ne nuirez à aucun être vivant ici. »

Balthamel rejeta Nynaeve de côté tel un vieux chiffon, et c’est tel un chiffon froissé qu’elle tomba, les yeux fixes, flasque à croire que tous ses os avaient fondu. Une main couverte de cuir se leva et l’Homme Vert hurla tandis que de la fumée montait des lianes dont il était tissé. Le vent dans les arbres fit écho à sa souffrance.

Aginor se tourna vers Rand et les autres comme si l’Homme Vert avait été liquidé, mais une longue enjambée et de massifs bras feuillus étreignirent Balthamel, le soulevant de terre, l’écrasant contre une poitrine d’épaisses plantes grimpantes, le masque de cuir noir riant dans des yeux d’aveline assombris par la fureur. Pareils à des serpents, les bras de Balthamel se tortillèrent pour se dégager, ses mains gantées saisissant la tête de l’Homme Vert dans un geste donnant l’impression qu’il allait l’arracher. Des flammes surgirent là où ces mains se posèrent, les lianes se flétrirent, des feuilles tombèrent. L’Homme Vert poussa un rugissement tandis qu’une épaisse fumée sortait à flot d’entre les lianes de son corps. Il hurla encore et encore, tout son être semblant jaillir de sa bouche avec la fumée qui ondoyait entre ses lèvres.

Soudain Balthamel sursauta dans l’étreinte de l’Homme Vert. Les mains du Réprouvé tentèrent de l’écarter au lieu de s’agripper à lui. Une main gantée se rejeta en arrière… et une minuscule tige rampante perça le cuir noir. Un champignon, comme ceux qui entourent les arbres dans l’obscurité profonde de la forêt, encercla son bras, bondit de l’inexistant à la taille adulte, grossissant pour en couvrir la longueur. Balthamel se débattit, et une pousse de stramoine déchira sa carapace, des lichens enfoncèrent leurs racines et provoquèrent de minuscules fissures dans le cuir de sa face, des orties brisèrent les yeux de son masque, des amanites phalloïdes déchirèrent et ouvrirent l’emplacement de la bouche.

L’Homme Vert jeta à terre le Réprouvé, Balthamel se tortillait et tressautait, tandis que tout ce qui pousse dans les endroits sombres, tout ce qui a des spores, tout ce qui aime l’humidité froide grossissait et grandissait, déchirait en menus lambeaux étoffe, cuir et chair – était-ce de la chair entrevue dans ce bref instant de déchaînement verdoyant ? – et le recouvrait, jusqu’à ce que n’en reste plus qu’un monticule, indiscernable de bien d’autres au fin fond obscur de la forêt verte, et le monticule ne bougeait pas plus qu’eux.

Avec le fracas d’une branche qui se brise sous un trop grand poids, l’Homme Vert s’abattit sur le sol. La moitié de sa tête était carbonisée. Des vrilles de fumée montaient encore de lui telles des plantes grimpantes grises. Des feuilles brûlées se détachèrent de son bras quand il étendit péniblement sa main noircie pour en entourer doucement un gland.

La terre gronda comme un brin de chêne pointait entre ses doigts. La tête de l’Homme Vert retomba, mais le jeune plant s’étira de toutes ses forces vers le soleil. Des racines surgirent et grossirent, plongèrent dans le sol et ressortirent, s’épaissirent encore en se renfonçant. Le tronc s’élargit et s’allongea vers le haut, son écorce devenant grise, fissurée, marquée par le passage des ans. Des branches se déployèrent et se développèrent, devenant aussi volumineuses que des bras d’homme, aussi volumineuses que des corps humains, et se dressèrent pour caresser le ciel, enrobées d’un feuillage vert dense, surchargées de glands. Les racines retournèrent la terre comme des charrues en étalant leur réseau massif ; le tronc déjà énorme frémit, s’élargit, au diamètre d’une maison. Le silence s’établit. Et un chêne qui aurait pu vivre là depuis cinq cents ans recouvrit l’emplacement où avait été l’Homme Vert, marquant la tombe d’un être légendaire. Nynaeve gisait sur les racines noueuses qui avaient grandi incurvées selon sa silhouette et formant un lit pour qu’elle y repose. Le vent soupira à travers les branches du chêne ; il semblait murmurer un adieu.

Même Aginor avait l’air frappé de stupeur. Puis sa tête se releva, ses yeux caves brûlant de haine. « Suffit ! Il est plus que temps de mettre fin à ceci !

— Oui, Réprouvé, dit Moiraine d’une voix aussi froide qu’une épaisse glace d’hiver. Plus que temps ! »

La main de l’Aes Sedai se leva et le sol se déroba sous les pieds d’Aginor. Des flammes ronflantes montèrent de l’abîme, attisées follement par du vent soufflant en tempête de toutes les directions, aspirant un tourbillon de feuilles dans le feu qui donna l’impression de se solidifier en une gelée de chaleur pure, jaune de couleur et striée de rouge. Au centre se tenait Aginor, les pieds posés seulement sur de l’air. Le Réprouvé eut l’air surpris, mais alors il sourit et avança d’un pas, un pas lent comme si le feu tentait de le clouer sur place. Pourtant il fit un pas, puis un autre.

« Fuyez ! » ordonna Moiraine. Son visage était blême sous l’effet de la tension nerveuse. « Partez tous ! » Aginor marchait dans le vide, vers la lisière des flammes.

Rand eut conscience que d’autres bougeaient, Mat et Perrin s’éloignant précipitamment de son champ de vision, Loial emporté par ses longues jambes sous le couvert des arbres, mais il ne voyait réellement qu’Egwene. Elle restait là, rigide, le visage blême et les paupières closes. Ce n’est pas la peur qui la retenait, il s’en rendit compte. Elle s’efforçait d’opposer au Réprouvé son chétif, inexpert contrôle du Pouvoir.