Une bataille se livrait autour de lui, ou plutôt la fin d’une bataille. Des hommes revêtus d’armures sur des chevaux caparaçonnés en guerre, l’acier brillant à présent terni, frappaient d’estoc et de taille des Trollocs grondants qui brandissaient des haches d’armes à double fer, un côté tranchant un côté dard, et des épées courbes comme des lames de faux. Certains hommes se battaient à pied, leur cheval tombé à terre, et des chevaux bardés galopaient au milieu du combat avec des selles vides. Des Évanescents se déplaçaient au milieu d’eux tous, leurs capes couleur de nuit pendant à la verticale, quelque rapide que fût le galop de leurs montures noires et, partout où leurs épées dévoreuses de lumière s’abattaient, des hommes mouraient. Le bruit assaillait Rand, l’assaillait et rebondissait loin de l’étrangeté qui le serrait à la gorge. Le cliquetis de l’acier contre l’acier, les halètements et grognements des hommes et des Trollocs qui s’affrontaient, les cris des hommes et des Trollocs qui mouraient. Par-dessus le fracas de la bataille, des étendards flottaient dans l’air chargé de poussière. Le Faucon Noir de Fal Dara, le Cerf Blanc du Shienar, d’autres. Et des bannières trolloques. Rien que dans le petit espace autour de lui, il vit le crâne cornu des Dha’vols, le Trident rouge sang des Ko’bals, le Poing de fer des Dhai’nions.
Néanmoins, c’était effectivement la fin d’une bataille, une pause tandis que les humains comme les Trollocs se repliaient pour se regrouper. Aucun ne sembla remarquer Rand tandis qu’ils assénaient quelques derniers coups et se dégageaient, partant au galop ou courant en chancelant vers les extrémités du défilé.
Rand se retrouvait face à l’extrémité du col où les humains se reformaient, les pennons frémissant sous les fers de lance luisants. Des blessés oscillaient sur leur selle. Des chevaux sans cavalier se cabraient et s’élançaient ventre à terre. De toute évidence, ils n’étaient pas en mesure de supporter le choc d’une autre rencontre, cependant ils étaient tout aussi visiblement en train de se préparer pour une dernière charge. Quelques-uns l’aperçurent alors ; des hommes se dressèrent sur leurs étriers pour le désigner du geste. Leurs cris parvinrent jusqu’à lui comme un faible pépiement.
Titubant, il se retourna. Les armées du Ténébreux bloquaient l’autre extrémité du col, un hérissement de piques et de lances noires grossissant sur les flancs de la montagne rendus plus sombres encore par le rassemblement massif de Trollocs qui faisait paraître minuscule l’armée du Shienar. Des Évanescents par centaines chevauchaient devant le front de la horde, les faces au museau animal des Trollocs se détournant par crainte à leur passage, leurs énormes corps se reculant pour faire place. Au-dessus, des Draghkars aux ailes de cuir tournaient en rond, leurs criailleries aiguës s’efforçant de dominer le vent. Des Demi-Hommes l’apercevaient aussi à présent, le désignaient du doigt et des Draghkars virevoltèrent et plongèrent. Deux, trois. Six d’entre eux, poussant des cris perçants en se laissant choir comme une pierre vers lui.
Il les regarda. Il fut envahi de chaleur, la chaleur torride de la proximité du soleil. Il distinguait nettement les Draghkars, des yeux sans âme dans de blêmes faces d’hommes sur des corps ailés qui n’avaient rien d’humain. Une chaleur terrible. Une chaleur crépitante.
Du ciel clair jaillit la foudre, chaque éclair net et précis, qui l’aveuglait, chaque éclair frappant une forme noire ailée. Les appels de chasse devinrent des hurlements de mort, et des silhouettes carbonisées tombèrent du ciel redevenu libre.
La chaleur, la terrible chaleur de la Lumière.
Il se laissa choir à genoux ; il eut l’impression d’entendre grésiller ses larmes sur ses joues. « Non ! » Il se cramponna à des touffes d’herbes raides pour garder un peu de prise sur la réalité : l’herbe s’enflamma. « Par pitié, nooon ! »
Le vent s’éleva avec sa voix, mugit avec sa voix, rugit avec sa voix dans le défilé, attisant les flammes en une muraille de feu qui s’éloigna de lui plus vite qu’un cheval lancé au galop vers l’ost trolloque. Le feu se creusa un chemin au milieu des Trollocs, et les montagnes oscillèrent en répercutant leurs cris, des cris presque aussi forts que le vent et que sa propre voix.
« Il faut que ça finisse ! »
Il frappa le sol du poing et la terre résonna comme un gong. Il se meurtrit les mains sur le sol rocailleux et la terre trembla. Des ondulations coururent à travers le sol devant lui en vagues sans cesse grossissantes, des vagues de terre et de roc plus hautes que les Trollocs et les Évanescents, qui déferlèrent sur eux tandis que les montagnes explosaient sous leurs pieds aux formes de sabots. Une masse brûlante de chair et de déblais bouillonnait au milieu de l’armée trolloque. Ce qui restait debout était encore une ost imposante, mais maintenant tout juste deux fois plus forte en nombre que l’armée humaine et tournant en rond sous le coup de la peur et du désarroi.
Le vent mourut. Les cris s’éteignirent. La terre était immobile. La poussière et la fumée repartirent en sens inverse dans le défilé et l’enveloppèrent de leurs volutes.
« Que la Lumière vous aveugle, Ba’alzamon ! Il faut que cela finisse ! »
CELA NE DOIT PAS SE PASSER ICI.
La pensée qui faisait vibrer le crâne de Rand n’émanait pas de lui.
JE N’Y PRENDRAI AUCUNE PART. SEUL L’ÉLU PEUT FAIRE CE QUI DOIT ÊTRE FAIT S’IL LE DÉSIRE.
« Où ? » Il ne voulait pas le dire, mais il ne put s’en empêcher. « Où ? »
Le halo nébuleux qui l’environnait s’écarta, dégageant une coupole d’air clair et sain de dix empans de haut, limitée par des parois faites de vagues de poussière et de fumée. Des marches s’élevaient devant lui, chacune isolée et sans support, montant jusque dans la brume masquant le soleil.
PAS ICI.
À travers le brouillard, comme de l’autre bout de la terre, retentit un cri. « La Lumière le commande ! » Le sol résonna sourdement sous le tonnerre des sabots comme les forces de l’humanité lançaient leur ultime assaut.
À l’intérieur du vide, son esprit connut un moment de panique. Les cavaliers qui attaquaient ne pouvaient pas le voir dans la poussière ; leur charge fonçait droit sur lui et allait le piétiner. La majeure partie de lui-même se moquait des secousses du sol comme d’un détail ne méritant pas l’attention. Une sourde colère animait ses pieds, et il gravit les premières marches. Il faut que cela finisse.
Les ténèbres l’enveloppaient, le noir le plus profond du néant total. Les marches étaient toujours là, suspendues dans l’obscurité, sous ses pieds et devant lui. Quand il regarda en arrière, celles du dessous avaient disparu, estompées jusqu’à disparaître, fondues dans le néant qui l’entourait. Par contre, la corde était encore là, s’allongeant derrière lui, la ligne rayonnante s’amenuisant et devenant invisible dans le lointain. Elle n’était pas aussi épaisse qu’avant, mais elle vibrait toujours, lui insufflant de la force, lui insufflant de la vie, l’emplissant de la Lumière. Il continua son ascension.
Il eut l’impression de monter sans fin. Éternellement et quelques minutes. Le Temps était immobile dans le néant. Le Temps coulait plus vite. Il monta jusqu’à ce que se dresse soudain devant lui une porte, à la surface fendillée et rugueuse, une porte dont il se souvenait bien. Il la toucha et elle explosa en fragments. Ils s’éparpillaient encore vers le sol quand il franchit le seuil, des bouts de bois brisé tombant de ses épaules.
La salle, elle aussi, était telle qu’il se la rappelait, le ciel strié de folles nuées tourbillonnantes derrière le balcon, les murs fondus par le feu, la table cirée, la terrible cheminée avec ses flammes ronflantes sans chaleur. Quelques-uns de ces visages qui constituaient l’âtre, se crispant dans les tourments, hurlant en silence, s’imposaient à sa mémoire comme s’il les connaissait, mais il maintint le vide autour de lui, flottant dans le néant. Il était seul. Quand il regarda dans le miroir sur le mur, son visage était là, aussi net que si c’était lui-même. Il y a le calme dans le vide.