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« Tu vas bien, dis, Egwene ? Il ne t’a pas fait de mal. » Il pouvait marcher sans trébucher à présent – la voir lui donnait envie de danser, en dépit de ses contusions et du reste – n’empêche que ce fut agréable de se laisser choir en tailleur à côté d’elles.

« Je ne l’ai même pas vu après que tu m’as poussée… » Elle posait sur lui un regard mal assuré. « Et toi, Rand ?

— Ça va. ». Il rit. Il lui effleura la joue et se demanda s’il avait imaginé son léger mouvement de recul. « Un peu de repos et je serai comme neuf. Nynaeve ? Moiraine Sedai ? » Il avait la même impression que si sa bouche n’avait encore jamais prononcé ces noms.

Dans le jeune visage de la Sagesse, ses yeux avaient l’expression de quelqu’un d’âgé, de centenaire, mais elle secoua la tête. « Un peu meurtrie, répliqua-t-elle sans cesser de l’observer. Moiraine est seule… la seule d’entre nous qui a réellement souffert.

— C’est ma fierté surtout qui a souffert », dit l’Aes Sedai avec irritation en tirant sur sa cape-couverture. Elle avait l’air d’avoir été longtemps malade ou de sortir d’une tâche écrasante et pourtant, bien que profondément cernés, ses yeux avaient un regard vif imposant. « Aginor a été surpris et furieux que je le retienne autant, mais, par chance, il avait autre chose à faire qu’à s’occuper de moi. Je suis moi-même étonnée de l’avoir arrêté aussi longtemps. Dans l’Ère des Légendes, Aginor n’était pas loin d’avoir la même puissance que le Meurtrier-des-Siens et Ishamael.

— Le Ténébreux et tous les Réprouvés, récita Egwene d’une voix faible, mal assurée, sont retenus dans le Shayol Ghul, enfermés par le Créateur… » Elle aspira en frémissant une bouffée d’air.

« Aginor et Balthamel devaient être bloqués près de la surface. » Moiraine donnait l’impression de l’avoir déjà expliqué et d’être agacée d’avoir à recommencer. « Le sceau sur la prison du Ténébreux s’est suffisamment affaibli pour les laisser sortir. Soyons reconnaissants qu’un plus grand nombre de Réprouvés n’ait pas été libéré. S’il y en avait eu, nous les aurions vus.

— Peu importe, dit Rand. Aginor et Balthamel sont morts, ainsi que Shai’…

— Le Ténébreux », coupa l’Aes Sedai. Malade ou pas, elle avait de la fermeté dans la voix et de l’autorité dans les yeux. « Mieux vaut que nous l’appelions encore le Ténébreux. Ou, au moins, Ba’alzamon. »

Il haussa les épaules. « Comme vous voudrez. Mais il est mort. Le Ténébreux est mort. Je l’ai tué. Je l’ai brûlé avec… » Le reste de ses souvenirs afflua soudain, laissant sa bouche béer. Le Pouvoir Unique. J’ai exercé le Pouvoir Unique. Aucun homme ne peut… Il humecta des lèvres soudain sèches. Une rafale de vent emporta autour d’eux dans un tourbillon des feuilles tombées ou arrachées à leurs branches, mais elle n’apportait pas plus de froid qu’il n’en ressentait au cœur. Les jeunes femmes le regardaient, toutes les trois. Le dévisageaient. Sans même ciller. Il tendit la main vers Egwene et le mouvement de recul qu’elle esquissa n’avait rien d’un tour joué par son imagination, cette fois-ci, « Egwene ? » Elle détourna la tête et il laissa retomber sa main.

Brusquement, elle jeta ses bras autour de lui et se cacha la figure contre sa poitrine. « Pardonne-moi, Rand. Pardonne-moi. Cela m’est égal. Franchement, cela m’est égal. » Ses épaules tressautaient. Il pensa qu’elle pleurait. Lui tapotant les cheveux avec embarras, il regarda par-dessus sa tête les deux autres jeunes femmes.

« La Roue tisse selon son bon vouloir, dit lentement Nynaeve, ce qui n’empêche pas que tu es toujours Rand al’Thor du Champ d’Emond. Pourtant, que la Lumière me vienne en aide, que la Lumière nous assiste tous, tu es trop dangereux, Rand. » Il tressaillit devant l’expression des yeux de la Sagesse, tristes, chargés de regret et acceptant déjà de l’avoir perdu.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? dit Moiraine. Dis-moi tout ! »

Et devant son regard dominateur, il obéit. Il aurait aimé élaguer, abréger, laisser des incidents de côté, mais les yeux de l’Aes Sedai lui soutirèrent tout. Des larmes roulèrent sur ses joues quand il en vint à Kari al’Thor. Sa mère. Il souligna cela. « Il détenait ma mère. Ma mère ! » Il y avait de la sympathie et de la douleur sur le visage de Nynaeve, mais les yeux de l’Aes Sedai le forçaient à continuer, à en venir à l’épée de Lumière, au coup qui avait tranché la corde noire et aux flammes qui avaient consumé Ba’alzamon. Les bras d’Egwene se resserrèrent autour de lui, comme si elle voulait l’arracher à ce qui s’était produit. « Mais ce n’était pas moi, conclut-il. La Lumière m’a… entraîné. Ce n’était pas réellement moi. Cela ne fait-il pas une différence ?

— Je l’avais soupçonné dès le début, répliqua Moiraine. Toutefois des doutes ne sont pas des preuves. Après que je t’ai donné le gage, la pièce de monnaie, et créé ce lien, tu aurais dû ne pas demander mieux que d’acquiescer à ce que je voulais, mais tu résistais, tu mettais en question. Cela m’a fourni des indications, mais pas assez. Le sang de Manetheren a toujours été obstiné et davantage encore après qu’Aemon est mort et que le cœur d’Eldrene a été brisé. Puis il y a eu Béla.

— Béla ? » répéta-t-il. Rien ne fait de différence. L’Aes Sedai hocha la tête. « À la Colline-au-Guet, Béla n’a pas eu besoin de moi pour lui ôter sa fatigue ; quelqu’un s’en était déjà chargé. Cette nuit-là, elle aurait été capable de distancer Mandarb. J’aurais dû penser à la personne que Béla portait. Avec des Trollocs sur nos talons, un Draghkar au-dessus de nous et un Demi-Homme la Lumière seule savait où, tu as dû avoir terriblement peur qu’Egwene soit laissée seule en arrière. Il te fallait davantage que ce dont tu avais jamais eu besoin jusque-là dans ta vie et tu as eu recours à ce qui seul pouvait te le donner. Au Saidin. »

Il frissonna. Il se sentait tellement glacé qu’il en avait les mains douloureuses. « Si je ne recommence jamais, si je n’entre plus en contact avec lui, je ne… » Il fut incapable de le dire. Il ne deviendrait pas fou. Il ne livrerait pas terres et gens à un débordement de folie furieuse. Il ne finirait pas en train de pourrir vivant.

« Peut-être, répliqua Moiraine. Cela aurait facilité beaucoup s’il y avait eu quelqu’un pour t’instruire, mais avec un suprême effort de volonté c’est faisable.

— Vous saurez m’instruire. Sûrement, vous… » Il s’interrompit en voyant l’Aes Sedai secouer la tête.

« Un chat peut-il apprendre à un chien comment grimper aux arbres, Rand ? Un poisson apprendra-t-il à nager à un oiseau ? Je connais la Saidar, mais je ne peux rien t’enseigner du Saidin. Ceux qui le pouvaient sont morts depuis trois mille ans. Néanmoins peut-être es-tu assez tenace. Peut-être ta volonté est-elle assez forte. »

Egwene se redressa, essuyant d’un revers de main ses yeux rougis. Elle eut l’air de vouloir dire quelque chose mais, quand elle ouvrit la bouche, rien ne sortit. Au moins, elle ne s’écarte pas. Au moins, elle peut me regarder sans pousser les hauts cris.

« Les autres ? demanda-t-il.