Mat ramassa vivement le tesson et émit un grognement, puis le montra à la ronde. Il n’y avait pas une marque dessus.
« De la cuendillar expliqua Moiraine. De la pierre-à-cœur. Personne n’a été capable d’en faire depuis l’Ère des Légendes et, même alors, elle n’était fabriquée que pour le dessein le plus important. Une fois terminée, rien ne peut la briser. Pas même le Pouvoir Unique lui-même exercé par le plus grand Aes Sedai qui ait jamais vécu, assisté du sa’angreal le plus efficace du monde. Toute puissance projetée contre la pierre-à-cœur ne fait que la rendre plus solide.
— Alors, comment… ? » Le geste de Mat avec le morceau qu’il tenait en main engloba les autres débris à terre.
« Ceci est un des sept sceaux apposés sur la prison du Ténébreux », expliqua Moiraine. Mat laissa tomber le tesson comme s’il était devenu brûlant. Pendant une seconde, les yeux de Perrin parurent flamboyer de nouveau. L’Aes Sedai se mit à ramasser calmement les fragments.
« Cela n’a plus d’importance », dit Rand. Ses amis le regardèrent bizarrement et il regretta de n’avoir pas tenu sa langue.
« Bien sûr », répliqua Moiraine. Néanmoins, elle recueillit tous les morceaux dans son escarcelle. « Apportez-moi le coffre. »
Loial le souleva et l’approcha d’elle.
Le cube aplati d’or et d’argent semblait d’une seule pièce, mais les doigts de l’Aes Sedai passèrent sur le motif ornemental complexe en exerçant une pression, et avec un brusque déclic un couvercle se rabattit comme mû par des ressorts. Un cor enroulé sur lui-même, en or, reposait à l’intérieur. Il ne portait comme marque qu’une ligne d’écriture en argent incrustée autour du pavillon. Moiraine sortit le cor comme elle l’aurait fait d’un enfant nouveau-né. « Ceci doit être emporté à Illian, dit-elle à mi-voix.
— Illian ! protesta Perrin. C’est presque à la Mer des Tempêtes, pratiquement aussi loin au sud de chez nous que nous le sommes maintenant au nord.
— Est-ce… ? » – Loial s’interrompit pour retrouver son souffle – « Se pourrait-il que… ?
— Vous connaissez l’Ancienne Langue ? « demanda Moiraine et, comme il acquiesçait d’un signe de tête, elle lui tendit le cor.
L’Ogier le prit avec autant de précaution qu’elle, suivant avec délicatesse de son gros doigt ce qui était écrit. Ses yeux se dilatèrent de plus en plus et ses oreilles se dressèrent à la verticale. « Tia mi aven Moridin isainde vadin, murmura-t-il. La tombe n’est pas un obstacle à mon appel.
— Le Cor de Valère. » Pour une fois, le Lige avait l’air vraiment bouleversé ; il y avait une note de vénération dans sa voix.
Au même moment, Nynaeve dit d’une voix mal assurée : « Pour faire revenir d’entre les morts les héros des Ères passées afin de combattre le Seigneur des Ténèbres.
— Que je sois brûlé ! » s’exclama Mat dans un souffle.
Loial reposa avec respect le cor dans son nid doré.
« Je commence à me poser des questions, reprit Moiraine. L’Œil du Monde a été créé en vue de la plus grande nécessité que le monde ait à affronter, mais l’a-t-il été pour l’usage auquel… nous le destinons ou pour garder ces choses ? Vite, la dernière. Montrez-la-moi. »
Après les deux premières, Rand comprenait aisément le manque d’empressement de Perrin. Lan et l’Ogier lui prirent le paquet d’étoffe blanche quand il hésita et le déroulèrent entre eux. Une longue bannière blanche se déploya et se mit à flotter dans l’air. Rand ne put que regarder de tous ses yeux. L’ensemble paraissait être d’une seule pièce, ni tissé, ni teint, ni peint. Quelque chose, qui ressemblait à un serpent aux écailles or et écarlate, occupait la longueur entière, mais avec des pattes squameuses et des pieds chacun muni de cinq longues griffes d’or, ainsi qu’une grande tête avec une crinière dorée et des yeux comme le soleil. Le frémissement de la bannière donnait l’impression qu’il bougeait, les écailles scintillant comme des gemmes et des métaux précieux, qu’il était vivant, et Rand eut presque l’impression de l’entendre rugir de défi.
— « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il.
— Moiraine répondit lentement : « L’étendard du Seigneur du Matin quand il a conduit les armées de la Lumière contre l’Ombre. La bannière de Lews Therin Télamon. La bannière du Dragon. »
Loial faillit lâcher le bout qu’il tenait.
« Que je sois brûlé ! » dit Mat d’une voix éteinte.
« Nous emmènerons ces objets avec nous quand nous partirons, reprit Moiraine. Ils n’ont pas été déposés ici par hasard, et il faut que je m’informe davantage. » Ses doigts effleurèrent son escarcelle, où se trouvaient les fragments du sceau brisé. « La journée est trop avancée pour partir maintenant. Nous allons nous détendre et manger et nous partirons demain de bonne heure. La Dévastation règne partout ici, pas comme le long de la Frontière, et elle est puissante. Sans l’Homme Vert, cet endroit ne tiendra pas longtemps. Aidez-moi à me recoucher, ajouta-t-elle pour Nynaeve et Egwene. Il faut que je me repose. »
Rand prit alors conscience de ce qu’il avait vu depuis le début mais n’avait pas vraiment remarqué. Des feuilles brunes, mortes, qui tombaient du grand chêne. Des épaisseurs de feuilles sèches bruissant dans le vent, le brun mélangé aux pétales détachés de milliers de fleurs. L’Homme Vert avait tenu en échec la Grande Dévastation mais celle-ci tuait déjà ce qu’il avait créé.
« C’est fait, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Moiraine. C’est fini. »
L’Aes Sedai tourna la tête sur le tas de capes qui lui servaient d’oreiller. Ses yeux donnaient l’impression d’avoir la profondeur de l’Œil du Monde. « Nous avons accompli ce que nous étions venus faire ici. À partir de maintenant, tu peux vivre ta vie comme le Dessin le tissera. Mange, puis dors, Rand al’Thor. Dors et rêve de chez toi. »
53
La Roue tourne
L’aube révéla les ravages dans le jardin de l’Homme Vert. Le sol était tapissé de feuilles mortes, par endroits à hauteur du genou. Toutes les fleurs avaient disparu à l’exception de quelques-unes qui se cramponnaient désespérément à la lisière de la clairière. Il n’y a pas grand-chose qui pousse dans la terre au pied d’un chêne, mais un mince cercle de fleurs et d’herbes entourait le tronc épais au-dessus de la tombe de l’Homme Vert. Le chêne lui-même n’avait conservé que la moitié de ses feuilles, et c’était beaucoup plus que n’en avaient gardé les autres arbres, comme si quelque survivance de l’Homme Vert luttait encore pour se maintenir là. Les brises fraîches étaient tombées, remplacées par une chaleur moite grandissante, il n’y avait plus de papillons, les oiseaux s’étaient tus. C’est un groupe silencieux qui se prépara à partir.
Rand se hissa sur la selle du bai, le cœur navré. Cela ne devrait pas être ainsi. Sang et cendres. Nous avons gagné !
« Je souhaite qu’il ait trouvé son autre emplacement », commenta Egwene en montant Béla. Une litière, fabriquée par Lan était suspendue entre la jument aux longs poils et Aldieb, pour transporter Moiraine ; Nynaeve chevaucherait à côté en guidant jument blanche par la bride. Chaque fois que Lan lui jetait un coup d’œil, la Sagesse baissait les yeux pour éviter son regard ; le Lige la dévisageait chaque fois qu’elle était détournée, mais il ne lui parlait pas. Personne n’eut besoin de demander de qui Egwene parlait.
« Ce n’est pas juste », s’exclama Loial qui contemplait l’arbre.