« Victoire dans la Brèche ! Nous avons gagné ! »
« Un miracle dans la Brèche ! L’Ère des Légendes recommence ! »
« Le printemps ! » dit gaiement un vieux soldat aux cheveux gris en suspendant une guirlande d’étoiles-du-matin autour du cou de Rand. Son chignon était lui-même transformé en bouquet blanc. « La Lumière nous a une fois de plus accordé la grâce de voir le printemps ! »
En apprenant qu’ils voulaient se rendre à la citadelle, des soldats portant armure et parure de fleurs les entourèrent et coururent pour leur ouvrir la voie au milieu de la foule en fête.
Ingtar fut le premier visage dépourvu de sourire qu’aperçut Rand. « Je suis arrivé trop tard, annonça Ingtar à Lan sur un ton morose et acerbe. Trop tard d’une heure pour voir. Par la Paix ! » Ses dents grincèrent distinctement, mais alors son expression devint contrite. « Pardonnez-moi. Le chagrin me fait oublier mes devoirs. Bienvenue, Bâtisseur. Bienvenue à vous tous. C’est un plaisir de vous voir revenus sains et saufs de la Grande Dévastation. J’amènerai le guérisseur à Moiraine Sedai dans ses appartements et informerai le Seigneur Agelmar…
— Conduisez-moi au Seigneur Agelmar, ordonna Moiraine. Emmenez-nous tous. » Ingtar ouvrit la bouche pour protester, mais s’inclina devant son regard impérieux.
Agelmar se trouvait dans son bureau, avec ses épées et son armure de nouveau accrochées au râtelier, et son visage était le deuxième qui ne souriait pas. Il avait une expression inquiète qui s’accentua quand il regarda entrer Moiraine portée sur sa litière par des serviteurs en livrée. Des femmes vêtues aussi de noir et or s’excusèrent avec agitation de lui amener l’Aes Sedai sans qu’elle ait eu le loisir de se rafraîchir ou d’être examinée par le guérisseur. Loial portait le coffre en or. Les fragments du sceau étaient encore dans l’escarcelle de Moiraine ; la bannière de Lews Therin Meurtrier-des-siens était enveloppée dans son paquetage et toujours attachée au troussequin de la selle d’Aldieb. Le palefrenier qui avait pris en charge la jument blanche avait reçu l’ordre le plus strict de veiller à ce que le paquet soit placé sans être ouvert dans l’appartement assigné à l’Aes Sedai.
« Par la Paix ! marmotta le Seigneur de Fal Dara. Êtes-vous blessée, Moiraine Sedai ? Ingtar, pourquoi n’avez-vous pas conduit l’Aes Sedai à son lit et ne lui avez-vous pas amené le guérisseur ?
— Calmez-vous, Seigneur Agelmar, dit Moiraine. Ingtar a obéi à mes ordres. Je ne suis pas aussi fragile que tout le monde ici semble le croire. » Elle appela du geste deux des femmes pour qu’elles l’aident à s’installer dans un fauteuil. Pendant un instant, elles joignirent les mains en s’exclamant qu’elle était trop faible, qu’elle devrait être dans un lit confortable et le guérisseur convoqué, et qu’il lui fallait un bain chaud. Les sourcils de Moiraine se haussèrent ; les femmes refermèrent brusquement la bouche et se hâtèrent de l’assister. Dès qu’elle fut installée dans le fauteuil, elle les congédia sans un mot avec irritation. « Je voudrais vous parler, Seigneur Agelmar. »
Agelmar hocha la tête, et Ingtar fit signe aux servantes de quitter la pièce. Le Seigneur de Fal Dara toisa d’un œil curieux ceux qui restaient ; surtout, songea Rand, Loial et le coffre en or.
Dès la porte refermée derrière Ingtar, Moiraine déclara :
« Nous avons appris que vous avez remporté une grande victoire dans la Brèche de Tarwin.
— Oui, répliqua lentement Agelmar dont l’expression redevint soucieuse. Oui, Aes Sedai, oui et non. Les Demi-Hommes et leurs Trollocs ont été anéantis jusqu’au dernier, mais nous n’avons pratiquement pas combattu. Un miracle, mes hommes appellent ça. La terre les a engloutis ; les montagnes les ont ensevelis.
Seuls restaient quelques Draghkars, trop affolés pour réagir autrement qu’en fuyant à tire-d’aile vers le nord.
— Un miracle, effectivement, commenta Moiraine. Et le printemps est revenu.
— Un miracle, reprit Agelmar en secouant la tête, mais… Moiraine Sedai, les soldats racontent bien des choses sur ce qui est arrivé dans la Brèche. Que la Lumière s’est faite chair et a lutté pour nous. Que le Créateur s’est avancé à pied dans la Brèche pour frapper l’Ombre. Par contre, moi, j’ai vu un homme, Moiraine Sedai. J’ai vu un homme et ce qu’il a accompli ne peut pas, ne doit pas être fait.
— La Roue tisse selon Son bon vouloir, Seigneur de Fal Dara.
— Vous l’avez dit, Moiraine Sedai.
— Et Padan Fain ? Il est en lieu sûr ? Il faudra que j’aie un entretien avec lui quand je serai reposée.
— Il est détenu comme vous l’avez ordonné, Aes Sedai, pleurnichant auprès de ses gardiens la moitié du temps et, l’autre, essayant de les commander, mais… Par la Paix, Moiraine Sedai, à vous qu’est-il arrivé dans la Dévastation ? Vous avez découvert l’Homme Vert ? J’ai reconnu sa main dans la montée de pousses nouvelles.
— Nous l’avons trouvé. L’Homme Vert est mort, Seigneur Agelmar, et l’Œil du Monde n’existe plus, répliqua-t-elle sans ambages. Il n’y aura plus de quêtes menées par des jeunes gens à la poursuite de la gloire. »
Le Seigneur de Fal Dara fronça les sourcils en secouant la tête, dérouté. « Mort ? L’Homme Vert ?
C’est impossible… Vous avez donc été vaincus ? Mais les fleurs et les pousses ?
— Nous avons gagné, Seigneur Agelmar. Nous avons gagné, et la terre libérée de l’hiver en est la preuve, mais je crains que la dernière bataille n’ait pas encore été livrée. » Rand esquissa un mouvement, mais l’Aes Sedai lui jeta un regard sévère et il s’immobilisa de nouveau. « La Grande Dévastation demeure encore, et les forges de Thakan’dar sont toujours à l’œuvre sous le Shayol Ghul. De nombreux Demi-Hommes restent malgré cela, ainsi que d’innombrables Trollocs. Ne croyez surtout pas que surveiller les zones frontières ne soit plus une obligation nécessaire.
— Je ne l’avais pas pensé, Aes Sedai », répliqua-t-il avec raideur.
Moiraine indiqua à Loial de poser le coffre d’or à ses pieds et, quand il eut obéi, elle l’ouvrit, révélant le cor. « Le Cor de Valère », annonça-t-elle, et la respiration d’Agelmar devint soudain convulsive. Rand le crut sur le point de s’agenouiller.
« Avec cela, Moiraine Sedai, peu importe combien de Demi-Hommes ou de Trollocs sont encore en vie. En compagnie des héros d’antan qui sortiront de la tombe, nous marcherons jusqu’aux Terres Maudites et nous raserons le Shayol Ghul.
— NON ! » Agelmar resta bouche bée de stupeur, mais Moiraine poursuivit calmement : « Je ne vous l’ai pas montré pour vous narguer, mais pour que vous sachiez que, dans les batailles futures quelles qu’elles soient, notre force sera égale à celle de l’Ombre. La place de ce Cor n’est pas ici. Il doit être transporté à Illian. C’est là-bas, si de nouvelles batailles se préparent, qu’il doit rallier les armées de la Lumière. Je vous demanderai une escorte de vos meilleurs hommes pour veiller à ce qu’il arrive sans dommage à Illian. Il y a encore des Amis du Ténébreux, ainsi que des Demi-Hommes et des Trollocs, et ceux qui répondent à l’appel du Cor suivent quiconque en sonne. Il doit donc aller à Illian.
— Votre volonté sera faite, Aes Sedai. »
Cependant, quand le couvercle du coffre se rabattit, le Seigneur de Fal Dara avait l’air d’un homme à qui est refusé son ultime aperçu de la Lumière.
Sept jours plus tard, les cloches continuaient à sonner à toute volée dans Fal Dara. La population civile était revenue de Fal Moran, ajoutant ses réjouissances à celles des soldats, et chants et acclamations se mêlaient au carillon des cloches sur le long balcon où Rand se tenait. Ce balcon surplombait les jardins privés d’Agelmar, verdoyants et fleuris, mais il ne s’y intéressait pas. En dépit du soleil qui était haut dans le ciel, le printemps au Shienar était plus froid qu’il n’y était habitué, et pourtant sa poitrine et ses épaules nues luisaient de sueur tandis qu’il maniait l’épée au héron, chacun de ses mouvements précis et néanmoins distant de lui-même qui planait dans le vide. Même au sein de ce vide, il se demanda quelle joie éclaterait dans la ville si l’on avait connaissance de l’étendard que Moiraine gardait encore caché.