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Le médaillon, ainsi que le trébuchet grandeur nature servant à peser les pièces de monnaie des marchands qui venaient de Baerlon chercher de la laine ou du tabac, était le symbole de la fonction de maire. Bran ne le portait que pour traiter avec les marchands ou pour les festivals, les jours de fête et les mariages. Il le portait avec vingt-quatre heures d’avance à présent, mais ce soir c’était la Nuit de l’Hiver, veille de Bel Tine, où tout le monde va et vient la nuit entière, pour faire des visites en échangeant de menus présents, mangeant un morceau et buvant un pot dans chaque maison. Après l’hiver, se dit Rand, il considère probablement la Nuit de l’Hiver comme une excuse suffisante pour ne pas attendre demain.

« Tam, cria le Maire en se hâtant vers eux, que la Lumière brille sur moi, c’est bon de te voir enfin. Et toi, Rand, comment vas-tu, mon garçon ?

— Bien, Maître al’Vere, répliqua Rand. Et vous, messire ? »

Mais Bran avait déjà tourné de nouveau son attention vers Tam.

« Je commençais presque à croire que tu n’apporterais pas ton eau-de-vie cette année. Tu n’as jamais tant tardé avant.

— Je n’ai guère envie de quitter la ferme en ce moment, Bran, répondit Tam. Pas avec la façon dont agissent les loups. Ni avec ce temps. »

Bran s’éclaircit pompeusement la gorge. « Je voudrais bien que quelqu’un ait envie de parler d’autre chose que du temps. Tout le monde s’en plaint et des gens qui devraient être plus sensés s’attendent à ce que j’y porte remède. Je viens justement de passer vingt minutes à expliquer à Maîtresse al’Donel que je ne peux rien en ce qui concerne les cigognes. Malgré ce qu’elle attendait que je fasse… » Il secoua la tête.

« Un mauvais présage, l’absence de nids de cigognes sur les toits à Bel Tine », proclama une voix rocailleuse. Cenn Buie, noueux et noir comme une vieille racine, s’approcha à pas décidés de Tam et de Bran, puis s’appuya sur son bâton de marche presque aussi grand que lui et tout aussi noueux. Il essaya de fixer les deux hommes à la fois de son regard en vrille. « Il y aura pire, notez bien ce que je vous dis.

— Es-tu donc devenu devin pour interpréter les présages ? répliqua Tam d’un ton sec. Ou bien écoutes-tu le vent, comme une Sagesse ? Ce n’est pas le vent qui manque, certes. Et en partie qui n’émane pas loin d’ici.

— Moquez-vous si vous voulez, marmonna Cenn, mais s’il n’y a pas assez de chaleur pour que les cultures germent bientôt, plus d’un silo à racines sera vide avant qu’il y ait une récolte. L’hiver prochain, il pourrait bien ne plus rester de vivants que les loups et les corbeaux aux Deux Rivières. Si on peut parler d’hiver prochain. Peut-être que ce sera encore cet hiver.

— Qu’est-ce que tu sous-entends par là ? » questionna Bran avec sévérité.

Cenn leur jeta un coup d’œil acerbe. « le n’ai pas grand bien à dire de Nynaeve al’Meara. Vous le savez. D’abord, elle est trop jeune pour… Peu importe. Le Cercle des Femmes se refuse apparemment à ce que le Conseil du Village parle même seulement de leurs affaires, bien qu’elles se mêlent des nôtres chaque fois qu’elles en ont envie, ce qui est le cas la plupart du temps ou tout comme…

— Cenn, coupa Tam, où veux-tu en venir ?

— Voilà où je veux en venir, al’Thor. Demande à la Sagesse quand l’hiver finira et elle tourne les talons. Peut-être qu’elle ne tient pas à nous informer de ce qu’elle entend dans le vent. Peut-être que ce qu’elle entend, c’est que l’hiver n’en finira pas. Peut-être que l’hiver continuera jusqu’à ce que la Roue tourne et que l’Ère finisse. Voilà où je veux en venir.

— Peut-être que les moutons auront des ailes », rétorqua Tam, et Bran leva les bras au ciel.

« Que la Lumière me protège des imbéciles. Tu sièges au Conseil du Village et tu te mets à répandre ces propos de Coplin. Allons, écoute-moi. Nous avons assez de problèmes sans… »

Une saccade imprimée à la manche de Rand et une voix modulée pour n’atteindre que son oreille détournèrent son attention des propos de leurs aînés : « Viens pendant qu’ils discutent avant qu’ils t’enrôlent pour travailler. »

Rand baissa les yeux et ne put s’empêcher de sourire. Mat Cauthon était accroupi à côté de la charrette pour que Tam, Cenn et Bran ne puissent le voir, son corps sec et nerveux tordu comme une cigogne qui essaierait de se plier en deux.

Les yeux bruns de Mat pétillaient de malice, comme d’habitude. « Dav et moi, on a pris un gros vieux blaireau, tout grognon d’avoir été tiré de sa tanière. On va le lâcher sur le Pré et regarder courir les filles. »

Le sourire de Rand s’élargit ; cela ne lui paraissait plus aussi amusant qu’un an ou deux plus tôt, mais Mat n’avait jamais l’air de grandir. Il jeta un regard rapide vers son père – les hommes s’affrontaient encore, tous les trois parlant à la fois – puis baissa lui aussi la voix : « J’ai promis de décharger le cidre, mais je peux te retrouver plus tard. »

Mat leva les yeux au ciel. « Trimbaler des barils. Que le feu me brûle ! Je préférerais jouer aux mérelles avec ma petite sœur. Bon, je sais des choses plus intéressantes qu’un blaireau. Nous avons des étrangers aux Deux Rivières. Hier soir… »

Un instant, Rand s’arrêta de respirer. « Un cavalier ? demanda-t-il d’une voix tendue. Un homme en manteau noir sur un cheval noir ? Et sa cape ne flotte pas au vent ? »

Mat ravala son sourire et sa voix devint un murmure encore plus étouffé. « Tu l’as vu, toi aussi ? Je croyais être le seul. Ne ris pas, Rand, mais il m’a terrifié.

— Je ne ris pas, il m’a terrifié, moi aussi. J’aurais juré qu’il me haïssait, qu’il voulait me tuer. » Rand frissonna. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais pensé que quelqu’un puisse désirer le tuer, vraiment le tuer. Ce genre de chose n’arrivait tout bonnement pas aux Deux Rivières. Une bagarre à coups de poing peut-être, ou une lutte corps à corps mais un meurtre, non.

« Haïr, je ne sais pas, Rand, mais assez effrayant néanmoins. Tout ce qu’il a fait, c’est rester sur son cheval à me regarder, juste à la sortie du village, mais je n’ai jamais eu si peur de ma vie. Ma foi, j’ai regardé ailleurs rien qu’un instant – ça n’a pas été facile, crois-moi – puis, quand j’ai regardé de nouveau, il avait disparu. Cendres et sang ! C’était il y a trois jours et j’ai du mal à ne plus y penser. Je regarde sans cesse par-dessus mon épaule. » Mat essaya de rire, mais il n’émit qu’un croassement « C’est drôle comme la peur vous tient. On pense à des choses étranges. J’ai réellement cru – juste une minute, tu sais – que ce pouvait être l’Obscur. » Il essaya de nouveau de rire, mais cette fois aucun son ne sortit.

Rand respira profondément Autant pour se le rappeler à lui-même que pour toute autre raison, il récita : « L’Obscur et tous les Réprouvés sont retenus dans le Shayol Ghul, au-delà de la Grande Dévastation, liés par le Créateur au moment de la Création, liés jusqu’à la fin des temps. La main du Créateur protège le monde et la Lumière brille sur nous tous. » Il prit une autre aspiration et continua. « De plus, s’il était libre, qu’est-ce que le Berger de la Nuit ferait aux Deux Rivières à épier des jeunes paysans ?

— Je l’ignore. Pourtant, ce que je sais avec certitude c’est que ce cavalier était… maléfique. Ne ris pas. J’en jurerais. Peut-être était-ce le Dragon.

— Tu débordes de pensées joyeuses, dis donc, murmura Rand. Tu es pire que Cenn.

— Ma mère disait toujours que je devais me corriger ou que les Réprouvés viendraient me prendre. Si jamais j’ai vu quelqu’un qui ressemble à Ishamael ou à Aginor, c’était lui.