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— Tu as une tête sur tes épaules quand tu veux bien t’en servir, commenta Bran. Un jour, Tam, il te succédera au Conseil du Village. Tu verras ce que je te dis. Il ne saurait guère être pis à cette heure que quelqu’un que je pourrais citer.

— Rien de tout cela ne décharge la charrette conclut Tam rondement en tendant au Maire le premier baril d’eau-de-vie. J’ai envie d’un bon feu, de ma pipe et d’une chope de ta bonne aie. » Il hissa deuxième baril sur son épaule. « Je suis sûr que Rand te saura gré de ton aide, Matrim. Rappelle-toi, plus vite le cidre sera dans la cave… »

Comme Tam et Bran disparaissaient dans l’auberge, Rand se tourna vers son ami.

« Tu n’es pas obligé de m’aider. Dav ne gardera pas longtemps ce blaireau.

— Oh, pourquoi pas, dit Mat avec résignation. Comme l’a rappelé ton paternel, plus vite c’est dans la cave… » Il prit dans ses bras un des tonneaux de cidre et, moitié courant moitié marchant, se hâta vers l’auberge. « Egwene est peut-être dans les parages. De toute façon, te voir la contempler avec des yeux de bœuf assommé est aussi drôle qu’un blaireau. »

Rand qui était en train de ranger son arc et son carquois à l’arrière de la charrette s’immobilisa. Il avait réussi à se sortir totalement Egwene de l’esprit. C’était en soi insolite. Mais elle serait bien quelque part dans l’auberge. Il n’avait guère de chance de pouvoir l’éviter. Certes, il y avait des semaines qu’il ne l’avait vue.

« Eh bien ? l’appela Mat depuis le seuil de l’auberge. Je n’ai pas dit que je ferais tout tout seul. Tu ne sièges pas encore au Conseil du Village. »

Rand sursauta, se chargea d’un fût et suivit. Peut-être qu’elle ne serait pas là, en somme. Bizarrement, cette éventualité ne le réconforta pas.

2

Les étrangers

Quand Rand et Mat traversèrent la salle commune avec les premiers tonnelets, Maître al’Vere remplissait déjà une paire de chopes avec sa meilleure ale brune, de sa propre fabrication, à l’un des tonneaux posés sur un râtelier contre un mur. Scratch, le chat jaune de l’auberge, était accroupi dessus, les yeux clos et la queue rabattue autour des pattes. Debout devant la grande cheminée en pierre de rivière. Tam tassait du pouce dans une pipe à long tuyau du tabac sorti d’une boîte en fer-blanc poli que l’aubergiste gardait toujours sur la tablette en pierre lisse. Cette cheminée occupait la moitié de la paroi de la vaste salle carrée, avec un linteau à hauteur d’épaule d’homme, et la flambée crépitant dans l’âtre chassait le froid extérieur.

À ce moment du jour affairé précédant le Festival, Rand s’attendait à trouver la salle commune vide, à part Bran, son père et le chat, mais quatre autres membres du Conseil, y compris Cenn, étaient assis devant le feu, sur des sièges à haut dossier, chope en main et la tête entourée de volutes de fumée gris-bleu sortie de leur pipe. Pour une fois, aucun des damiers de mérelles n’était utilisé, et tous les livres de Bran chômaient sur la planche en face de la cheminée. Les hommes ne parlaient même pas, plongeant le regard en silence dans leur aie ou se tapotant impatiemment les dents avec le tuyau de leur pipe en attendant que Tam et Bran se joignent à eux.

Les soucis n’étaient pas rares pour le Conseil du Village, ces temps-ci, pas au Champ d’Emond et probablement pas à la Colline-au-Guet ou à la Tranchée-de-Deven ou même à Taren-au-Bac, quoique savait-on jamais ce que les gens de Taren-au-Bac pensaient vraiment de quoi que ce soit ?

Seuls deux des hommes devant le feu, Haral Luhhan le forgeron, et Jon Thane, le meunier, daignèrent jeter un coup d’œil aux deux garçons à leur entrée. Maître Luhhan, toutefois, ne se contenta pas d’un coup d’œil. Les bras du forgeron étaient aussi gros que les jambes de la plupart des hommes, avec d’épais muscles cordés, et il portait encore son long tablier de cuir, comme s’il était venu à la réunion en hâte, tout droit de sa forge. Il les regarda l’un et l’autre d’un air renfrogné, puis se retourna délibérément sur son siège, reportant son attention sur sa pipe qu’il bourra d’un pouce massif avec une application exagérée.

Curieux, Rand ralentit, puis étouffa juste à temps un petit cri, car Mat lui décochait un coup de pied à la cheville. Son ami indiqua d’un signe de tête avec insistance la porte au fond de la salle commune et continua précipitamment sa marche sans l’attendre. Boitant légèrement, Rand suivit avec plus de lenteur.

« Qu’est-ce qui t’a pris ? demanda-t-il dès qu’ils furent dans le couloir menant à la cuisine. Tu as failli me casser la…

— C’est le vieux Luhhan, dit Mat en regardant la salle commune par-dessus l’épaule de Rand. Je crois qu’il me soupçonne d’être celui qui… »

Il s’arrêta brusquement comme Maîtresse al’Vere surgissait, affairée, de la cuisine, précédée d’une bouffée d’arôme de pain frais sorti du four.

Le plateau qu’elle avait dans les mains était chargé de ces miches croustillantes qui la rendaient célèbre dans le Champ d’Emond, ainsi que d’assiettes de condiment au vinaigre et de fromage. La nourriture rappela brusquement à Rand qu’il n’avait avalé qu’un croûton de pain avant de quitter la ferme ce matin. Son estomac émit un gargouillement gênant.

La silhouette élancée, avec sa natte épaisse de cheveux gris ramenée en avant par-dessus son épaule, Maîtresse al’Vere eut un sourire maternel destiné à tous deux. « Il y en a encore dans la cuisine, si vous avez faim, vous deux, et je n’ai jamais vu de garçons de votre âge qui n’aient pas faim. Ou d’un autre âge, aussi bien. Si vous préférez, j’ai mis dans le four des gâteaux au miel, ce matin. »

C’était une des rares femmes mariées de la région qui n’avait jamais joué les marieuses avec Tam. Envers Rand, sa bonté maternelle allait jusqu’à de chauds sourires et un en-cas chaque fois qu’il venait à l’auberge, mais elle agissait de même avec tous les jeunes gens du pays. Qu’à l’occasion elle le regard comme si elle aurait aimé en faire davantage, du moins cela n’allait-il pas plus loin qu’un regard, ce dont il lui était profondément reconnaissant.

Sans attendre de réponse, elle entra majestueusement dans la salle commune. Aussitôt, il y eut le raclement des sièges sur le sol quand les hommes se levèrent avec des exclamations sur l’odeur du pain. Elle était de loin la meilleure cuisinière du Champ d’Emond et il n’y avait pas un homme à des lieues à la ronde qui n’aurait sauté sur l’occasion de glisser les pieds sous sa table.

« Des gâteaux au miel, dit Mat en se léchant les lèvres.

— Après, répliqua Rand, ou nous n’en aurons jamais fini. »

Une lampe était suspendue au-dessus de l’escalier de la cave, juste à côté de la porte de la cuisine, et une autre formait une flaque de clarté dans la pièce aux parois de pierre sous l’auberge, bannissant l’obscurité sauf dans les recoins les plus éloignés. Des râteliers de bois le long des murs et sur le sol servaient de support à des tonneaux de cidre et d’eau-de-vie, et à des barils plus grands d’ale et de vin, certains munis de cannelle. Bon nombre des tonneaux de vin portaient des indications à la craie de la main de Bran, précisant l’année de leur achat, le colporteur qui les avait fournis et la ville d’où ils provenaient, mais toute l’aie et l’eau-de-vie étaient de la fabrication des fermiers des Deux Rivières ou de Bran lui-même. Colporteurs et même marchands apportaient parfois d’ailleurs de l’eau-de-vie ou de l’ale, mais elles n’étaient jamais aussi bonnes et coûtaient les yeux de la tête, et personne n’en buvait plus d’une fois.

« Alors, dit Rand comme ils posaient leurs barils sur les râteliers, qu’as-tu fait pour devoir éviter Maître Luhhan ? »

Mat haussa les épaules. « Rien, vraiment. J’ai dit à Adan al’Caar et à quelques-uns de ses morveux d’amis – Ewin Finngar et Dag Coplin – que des fermiers avaient vu des chiens fantômes soufflant le feu et courant à travers bois. Ils ont lapé ça comme de la caillebotte.