CARLOS RUIZ ZAFÓN
L’ombre du vent
ROMAN TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR FRANÇOIS MASPERO
Traduit avec le concoursdu centre National du Livre
GRASSET
Titre original :
LA SOMBRA DEL VIENTO
Editorial Planeta S.A., Barcelone, 2001.
© Carlos Luis Zafón, 2001.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2004, pour la traduction française.
ISBN : 978-2-253-11-11486 – 4 – 1er publication - LGF
Pour Joan ramon Planas,
Qui méritereait mieux
Le Cimetière des Livres Oubliés
Je me souviens encore de ce petit matin où mon père m'emmena pour la première fois visiter le Cimetière des Livres Oubliés. Nous étions aux premiers jours de l'été 1945, et nous marchions dans les rues d'une Barcelone écrasée sous un ciel de cendre et un soleil fuligineux qui se répandait sur la ville comme une coulée de cuivre liquide.
– Daniel, me prévint mon père, ce que tu vas voir aujourd'hui, tu ne dois en parler à personne. Pas même à ton ami Tomás. A personne.
– Pas même à maman ? demandai-je à mi-voix.
Mon père soupira, en se réfugiant derrière ce sourire triste qui accompagnait toute sa vie comme une ombre.
– Si, bien sûr, répondit-il en baissant la tête.
Pour elle, nous n'avons pas de secrets. Elle, on peut tout lui dire.
Peu après la fin de la guerre civile, ma mère avait été emportée par un début de choléra. Nous l'avions enterrée à Montjuïc le jour de mon quatrième anniversaire. Je me rappelle seulement qu'il avait plu toute la journée et toute la nuit, et que, lorsque j'avais demandé à mon père si le ciel pleurait, la voix lui avait manqué pour me répondre. Six ans après, l'absence de ma mère était toujours pour moi un mirage, un silence hurlant que je n'avais pas encore 10
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appris à faire taire à coups de mots. Nous vivions, mon père et moi, dans un petit appartement de la rue Santa Ana, près de la place de l'église. L'appartement était situé juste au-dessus de la boutique de livres rares et d'occasion héritée de mon grand-père, un bazar enchanté que mon père comptait bien me transmettre un jour. J'ai grandi entre les livres, en me faisant des amis invisibles dans les pages qui tombaient en poussière et dont je porte encore l'odeur sur les mains. J'ai appris à m'endormir en expliquant à ma mère, dans l'ombre de ma chambre, les événements de la journée, ce que j'avais fait au collège, ce que j'avais appris ce jour-là... Je ne pouvais entendre sa voix ni sentir son contact, mais sa lumière et sa chaleur rayonnaient dans chaque recoin de notre logis, et moi, avec la confiance d'un enfant qui peut encore compter ses années sur les doigts, je croyais qu'il me suffisait de fermer les yeux et de lui parler pour qu'elle m'écoute, d'où qu'elle fût.
Parfois, mon père m'entendait de la salle à manger et pleurait en silence.
Je me souviens qu'en cette aube de juin je m'étais réveillé en criant. Mon cœur battait dans ma poitrine comme si mon âme voulait s'y frayer un chemin et dévaler l'escalier. Mon père effrayé était accouru dans ma chambre et m'avait pris dans ses bras pour me calmer.
– Je n'arrive pas à me rappeler son visage. Je n'arrive pas à me rappeler le visage de maman, murmurais-je, le souffle coupé.
Mon père me serrait avec force.
– Ne t'inquiète pas, Daniel. Je me rappellerai pour deux.
Nous nous regardions dans la pénombre, cherchant des mots qui n'existaient pas. Pour la première fois, je me rendais compte que mon père Le Cimetière des Livres Oubliés
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vieillissait et que ses yeux, des yeux de brume et d'absence, regardaient toujours en arrière. Il s'était relevé et avait tiré les rideaux pour laisser entrer la douce lumière de l'aube.
– Debout, Daniel, habille-toi. Je veux te montrer quelque chose.
– Maintenant, à cinq heures du matin ?
– Il y a des choses que l'on ne peut voir que dans le noir, avait soufflé mon père en arborant un sourire énigmatique qu'il avait probablement emprunté à un roman d'Alexandre Dumas.
Quand nous avions passé le porche, les rues sommeillaient encore dans la brume et la rosée nocturne. Les réverbères des Ramblas dessinaient en tremblotant une avenue noyée de buée, le temps que la ville s'éveille et quitte son masque d'aquarelle. En arrivant dans la rue Arco del Teatro, nous nous aventurâmes dans la direction du Raval, sous l'arcade qui précédait une voûte de brouillard bleu. Je suivis mon père sur ce chemin étroit, plus cicatrice que rue, jusqu'à ce que le rayonnement des Ramblas disparaisse derrière nous. La clarté du petit jour s'infiltrait entre les balcons et les corniches en touches délicates de lumière oblique, sans parvenir jusqu'au sol. Mon père s'arrêta devant un portail en bois sculpté, noirci par le temps et l'humidité. Devant nous se dressait ce qui me parut être le squelette abandonné d'un hôtel particulier, ou d'un musée d'échos et d'ombres.
– Daniel, ce que tu vas voir aujourd'hui, tu ne dois en parler à personne. Pas même à ton ami Tomás. A personne.
Un petit homme au visage d'oiseau de proie et aux cheveux argentés ouvrit le portail. Son regard d'aigle se posa sur moi, impénétrable.
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L’ombre du vent
—Bonjour, Isaac. Voici mon fils Daniel, annonça mon père. Il va sur ses onze ans et prendra un jour ma succession à la librairie. Il a l'âge de connaître ce lieu.
Le
nommé
Isaac
eut
un
léger
geste
d'assentiment pour nous inviter à entrer. Une pénombre bleutée régnait à l'intérieur, laissant tout juste entrevoir les formes d'un escalier de marbre et d'une galerie ornée de fresques représentant des anges et des créatures fantastiques. Nous suivîmes le gardien dans le couloir du palais et débouchâmes dans une grande salle circulaire où une véritable basilique de ténèbres s'étendait sous une coupole percée de rais de lumière qui descendaient des hauteurs. Un labyrinthe de corridors et d'étagères pleines de livres montait de la base au faîte, en dessinant une succession compliquée de tunnels, d'escaliers, de plates-formes et de passerelles qui laissaient deviner la géométrie impossible d'une gigantesque bibliothèque. Je regardai mon père, interloqué. Il me sourit en clignant de l'œil.