– Vous devez être le jeune monsieur Daniel, dit-elle. Je suis Bernarda, pour vous servir.
Bernarda affectait un ton cérémonieux, avec un accent de Cáceres à couper au couteau. En grande pompe, elle me guida à travers la résidence des 54
L'Ombre du vent
Barceló. L'appartement, au premier étage, faisait le tour de l'immeuble, décrivant un cercle de galeries, de salons et de couloirs qui m'apparurent, à moi qui étais habitué à notre modeste domicile familial de la rue Santa Ana, comme un petit Escurial. On pouvait constater que M. Gustavo, outre les livres, les incunables et toutes les sortes possibles de curiosités bibliophiliques, collectionnait également statues, tableaux et retables, ainsi qu'une faune et une flore abondantes. Je suivis Bernarda à travers une galerie où une végétation foisonnante et des spécimens des tropiques composaient un véritable jardin d'hiver. La verrière de la galerie diffusait une lumière dorée et vaporeuse. Les échos languides d'un piano flottaient dans l'air, égrenant les notes avec indolence.
Bernarda s'ouvrait un passage dans la végétation en agitant ses bras de docker en guise de machette. Je marchais sur ses talons, étudiant les alentours, et je découvris la présence d'une demi-douzaine de félins et d'un couple de cacatoès aux couleurs criardes et au format encyclopédique que Barceló avait baptisés respectivement Ortega et Gasset, m'expliqua la domestique. Clara m'attendait dans le salon, de l'autre côté de cette forêt qui donnait sur la place.
Vêtue d'une robe diaphane de coton bleu turquoise, l'objet de mes troubles désirs jouait du piano, nimbée de la lumière que diffusait la rosace. Clara jouait mal, à contretemps et en tapant une fausse note sur deux, mais sa sérénade me parut magnifique et son allure, toute droite devant le clavier, la tête penchée de côté avec un demi-sourire, céleste. J'allais toussoter pour annoncer ma présence, mais les effluves de Dandy pour Homme me dénoncèrent. Clara interrompit son concert, et un sourire gêné se dessina sur son visage.
Jours de cendre
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– J'ai cru un instant que c'était mon oncle, dit-elle. Il m'interdit de jouer Mompou, parce qu'il dit que ce que j'en fais est un sacrilège.
Le seul Mompou que je connaissais était un prêtre décharné et prodigue en flatulences qui nous faisait la classe de physique et chimie, et l'idée qu'il pouvait s'agir de lui me parut encore plus grotesque qu'improbable.
– En tout cas, moi je trouve que tu joues merveilleusement, affirmai-je.
– Allons donc. Mon oncle, qui est un mélomane averti, a même engagé un professeur de musique pour que je joue moins mal. C'est un jeune compositeur plein d'avenir. Il se nomme Adrián Neri et a étudié à Paris et à Vienne. Je te le présenterai. Il est en train de composer une symphonie qui sera jouée par l'orchestre de la Ville de Barcelone, parce que son oncle fait partie du conseil d'administration.
C'est un génie.
– Qui ? L'oncle ou le neveu ?
– Ne sois pas malicieux, Daniel. Je suis certaine qu'Adrián te plaira beaucoup.
Sûrement autant, pensai-je, qu'un piano à queue qui me tomberait dessus du septième étage.
– Tu veux goûter ? proposa Clara. Bernarda confectionne des biscuits à la cannelle à se damner.
Nous fîmes un goûter royal, en dévorant tout ce que la bonne nous apportait. J'ignorais le protocole en semblables circonstances, et ne savais pas bien comment procéder. Clara, qui semblait toujours deviner mes penses, me dit que je pouvais lui lire L'Ombre du Vent quand il me plairait ; à tout prendre, le mieux était que je commence par le début.
Donc, en m'efforçant de prendre le ton des speakers de Radio Nacional qui débitaient d'édifiantes histoires patriotiques peu après l'heure de l'angélus 56
L'Ombre du vent
avec une diction exemplaire, je me lançai dans la relecture du roman. Ma voix, d'abord un peu crispée, se détendit petit à petit, et j'oubliai bientôt que je lisais, pour m'immerger dans le récit en découvrant des cadences et des tournures qui coulaient comme des motifs musicaux, des changements de tonalité et des pauses auxquels je n'avais pas prêté attention à la première lecture. Des détails nouveaux, des bribes d'images et des effets de miroir apparurent entre les lignes comme le dessin d'un édifice que l'on contemple sous des angles différents. Je lus une heure durant, parcourant cinq chapitres, jusqu'au moment où je me sentis la gorge sèche et où une demi-douzaine de pendules murales sonnèrent dans l'appartement en me rappelant qu'il se faisait tard. Je fermai le livre et observai Clara qui me souriait avec douceur.
– Ça me rappelle un peu La Maison rouge, dit-elle. Mais l'histoire me paraît moins sombre.
– Ne t'y fie pas, dis-je. Ce n'est que le début.
Ensuite, les choses se compliquent.
– Tu dois vraiment partir maintenant ?
demanda Clara.
– Je crains que oui. Ce n'est pas que j'en aie envie, mais...
– Si tu n'as pas autre chose à faire, tu peux revenir demain, suggéra Clara. Mais je ne veux pas abuser de…
– A six heures ? proposai-je. Je dis ça parce que nous aurons plus de temps.
Cette rencontre dans la salle de musique de l'appartement de la Plaza Real fut la première d'une longue série, qui se prolongea pendant l'été 1945 et les années qui suivirent. Bientôt, mes visites chez les Barceló furent presque quotidiennes, sauf le mardi et le jeudi, jours des cours de musique de Clara avec le Jours de cendre
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dénommé Adrián Neri Je passais là des heures et, avec le temps, je finis par connaître par cœur chaque pièce, chaque couloir et chaque plante de la forêt de M. Gustave. L'Ombre du vent dura quelques semaines, mais nous n'eûmes pas de peine à lui trouver des successeurs pour remplir nos séances de lecture.
Barceló
disposait
d'une
bibliothèque
fabuleuse et, à défaut d'autres romans de Julián Carax, nous nous promenâmes dans des douzaines de classiques mineurs et de frivolités majeures.
Certaines après-midi, nous lisions à peine et nous contentions de bavarder, ou même de sortir faire quelques pas sur la place, de nous promener jusqu'à la cathédrale. Clara aimait s'asseoir pour écouter les gens chuchoter dans le cloître, ou deviner l'écho des pas entre les façades de pierre des ruelles. Elle me demandait de lui décrire les façades, les passants, les voitures, les magasins, les lampadaires et les vitrines.
Souvent, elle me prenait le bras et je la guidais dans notre Barcelone particulière, celle que seuls elle et moi pouvions voir. Nous terminions toujours dans une crémerie de la rue Petritxol, en partageant une assiette de crème ou une brioche avec des beignets au miel. Parfois les gens nous regardaient d'un drôle d'air, et plus d'un serveur narquois parlait de Clara comme de « ta grande sœur », mais je me moquais des plaisanteries et des insinuations. D'autres fois, malice ou penchant morbide, Clara me faisait des confidences extravagantes que je ne savais pas bien comment prendre. Un de ses sujets favoris était un étranger, un individu qui l'abordait parfois dans la rue quand elle était seule et lui parlait d'une voix cassée. Le mystérieux individu, qui ne disait jamais son nom, lui posait des questions sur M. Gustavo, et même sur moi. Un jour, il lui avait caressé la gorge.