L'antipathie était réciproque. Quand Neri arrivait avec ses partitions et son air arrogant, il me toisait comme si j'étais un garnement indésirable et faisait toutes sortes de réflexions en ma présence :
– Petit, pourquoi ne vas-tu pas faire tes devoirs ?
– Et vous, maestro, n'avez-vous pas une symphonie à terminer ?
A la fin, ils se liguaient tous contre moi et je m'en allais honteux et confus, en regrettant de ne pas avoir la jactance de M. Gustavo pour clouer le bec à ce poseur.
Le jour de mon anniversaire, mon père descendit à la boulangerie du coin et acheta le meilleur gâteau qu’il put trouver. Il mit le couvert en silence, avec la vaisselle, des grandes occasions. Il alluma des bougies et prépa ce qu'il pensait être mes plats préférés. Nous n'échangeâmes pas un mot de Trompeuses apparences
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toute l'après-midi. A la tombée de la nuit, mon père se retira dans sa chambre, mit son plus beau costume et revint avec un paquet qu'il posa sur desserte de la salle à manger. Mon cadeau. Il s'assit a table, se servit un verre de vin blanc et attendit. L'invitation disait que le dîner était à huit heures et demie. A neuf heures, nous attendions toujours. Mon père m'observait avec tristesse, sans rien dire. Mon cœur bouillait de rage.
– Tu dois être content, dis-je. C'est bien ce que tu voulais ?
– Non.
Bernarda se présenta une demi-heure plus tard.
Elle arborait une tête d'enterrement et apportait un message de Mademoiselle Clara. Celle-ci me souhaitait tout le bonheur possible, mais s'excusait de ne pouvoir assister à mon dîner d'anniversaire.
Monsieur Barceló avait dû s'absenter quelques jours pour affaires, et Clara avait été obligée de changer l'heure de son cours de musique avec le maestro Neri.
Et elle, Bernarda, était venue parce que c'était sa soirée de liberté.
– Clara ne peut pas venir parce qu'elle a son cours de musique ? demandai-je, interloqué.
Bernarda baissa les yeux. Au bord des larmes, elle me tendit un petit paquet qui contenait son cadeau et m'embrassa sur les deux joues.
– S'il ne vous plaît pas, on peut l'échanger, dit-elle.
Je restai seul avec mon père, contemplant la vaisselle des fêtes, l'argenterie et les bougies qui se consumaient en silence.
– Je suis désolé, Daniel, dit mon père.
Je haussai les épaules sans mot dire.
– Tu n'ouvres pas ton cadeau ? demanda-t-il.
L’ombre du vent
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Ma seule réponse fut le claquement de porte dont j’accompagnai mon départ. Je descendis l'escalier quatre à quatre et, quand je fus dans la rue déserte, baignée de lumière bleue et de froid, je sentis mes larmes déborder. Mon cœur n'était plus que poison, et ma vue se brouillait. Je marchai sans but, ignorant l'inconnu qui m'observait, posté à la Puerta del Angel. Il portait le même costume noir, la main droite dans la poche de sa veste. La braise de sa cigarette faisait, par moments, scintiller ses yeux. En boitillant, il me suivit.
J'errai par les rues durant plus d'une heure jusqu'au moment où j'arrivai au pied du monument de Christophe Colomb. Je traversai la place en direction du port et m'assis sur les marches qui plongeaient dans l'eau noire, près du quai des vedettes. Quelqu'un avait affrété un bateau pour une sortie nocturne, et l'on entendait les rires et la musique qui flottaient sur les reflets de la darse. Je me souvins des jours où nous faisions, mon père et moi, la traversée en vedette jusqu'à la pointe de la jetée. De là, on pouvait voir le versant du cimetière, sur la montagne de Montjuïc, et la ville des morts, infinie. Parfois j'agitais la main, croyant que ma mère s'y trouvait et qu'elle nous voyait passer. Mon père répétait mon salut. Cela faisait des années que nous ne prenions plus la vedette, mais je savais qu'il lui arrivait de le faire seul.
– Bonne nuit pour le remords, Daniel, dit une voix derrière moi. Une cigarette ?
Je me levai d'un bond, le corps soudain glacé.
Une main m'offrait une cigarette dans le noir.
– Qui êtes-vous ?
L'étranger s'avança jusqu'à la limite de la pénombre en laissant son visage dans l'obscurité. Un halo de fumée bleutée montait de sa cigarette. Je Trompeuses apparences
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reconnus sur le-champ ce costume noir et cette main cachée dans la poche de la veste. Les yeux brillaient comme des éclats de verre.
– Un ami, dit-il. Ou du moins quelqu'un qui aspire à l'être. Cigarette ?
– Je ne fume pas.
– Tu as raison. Malheureusement, je n'ai rien d'autre à t'offrir, Daniel.
Sa voix était rocailleuse, blessée. Elle faisait traîner les mots et le son en était amorti et lointain, comme celui des vieux soixante-dix-huit tours que collectionnait Barceló.
– Comment savez-vous mon nom ?
– Je sais beaucoup de choses de toi. Pas seulement le nom.
– Que savez-vous d'autre ?
– Je pourrais te faire honte, mais je n'en ai ni le temps ni l'envie. Je serai bref : je sais que tu possèdes quelque chose qui m'intéresse. Et je suis prêt à t'en donner un bon prix.
– Je crois que vous faites erreur sur la personne.
– Non, je ne fais jamais d'erreurs sur les personnes. Pour d'autres choses, oui, mais pas pour les personnes. Combien en veux-tu ?
– De quoi ?
– De L'Ombre du Vent
– Qu'est-ce qui vous fait penser que je l'ai ?
– La question n'est pas là, Daniel. Tout ce que je veux savoir, c'est le prix. Je sais depuis longtemps que tu l'as. Les gens parlent. Moi, j'écoute.
– Alors vous avez dû mal entendre. Je n'ai pas ce livre. Et si je l'avais, je ne le vendrais pas.
– Ton intégrité est admirable, surtout en ces temps de jésuites et de lèche-cul, mais inutile de jouer la comédie avec moi. Donne ton prix. Cinq mille L’ombre du vent
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pesetas ? Pour moi, l'argent n'est pas un problème.
Dis-moi ton prix.
– Je vous le répète : il n'est pas à vendre, et je ne l'ai pas. Vous voyez, vous avez commis une erreur.
L'étranger garda le silence, immobile, enveloppé dans la fumée de cette cigarette qui semblait ne jamais se terminer. Je remarquai que ça ne sentait pas le tabac, mais le papier brûlé. Du bon papier, du papier de livre.
– C'est peut-être toi qui commets une erreur, en ce moment, suggéra-t-il.
– Vous me menacez ?
– C'est possible.