Je ravalai ma salive. J'avais beau jouer les fiers, cet individu me terrorisait.
– Et je peux savoir pourquoi ce livre vous intéresse tant ?
– Ça, c'est mon affaire.
– La mienne aussi, puisque vous me menacez pour que je vous vende ce que je n'ai pas.
– Tu me plais, Daniel. Tu ne manques pas d'audace, et tu parais intelligent. Cinq mille pesetas ?
Avec ça, tu pourras acheter un tas de livres. De bons livres, pas comme cette cochonnerie que tu gardes si jalousement. Allons, cinq mille pesetas, et nous restons bons amis.
– Vous et moi ne sommes pas amis.
– Si, nous le sommes, mais tu ne t'en es pas encore rendu compte. Je ne t'en tiens pas rigueur, avec tout ce qui se bouscule dans ta tête. Ton amie Clara, par exemple. Pour une femme comme elle, n'importe qui perdrait le sens commun.
La mention de Clara me glaça le sang.
– Que savez-vous de Clara ?
Trompeuses apparences
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– J'oserai dire que j'en sais plus que toi et que tu ferais mieux de l'oublier, même si je suis sûr que tu ne le feras pas. Moi aussi, j'ai eu seize ans...
Une certitude terrible vint soudain me frapper.
Cet homme était l'étranger qui abordait Clara dans la rue, incognito. Il était réel. Clara n'avait pas menti.
L'individu fit un pas en avant. Je reculai. Je n'avais jamais eu aussi peur de ma vie.
– Clara n'a pas le livre, mieux vaut que vous le sachiez. Je vous conseille de ne plus la toucher.
– Je me fiche bien de ton amie, Daniel, et un jour tu partageras mon sentiment. Ce que je veux, c'est le livre. Je préfère l'acquérir à l'amiable, et que personne n'en pâtisse. Me suis-je bien fait comprendre ?
Faute d'une meilleure idée, je décidai de mentir comme un arracheur de dents.
– C'est un dénommé Adrián Neri qui l'a. Un musicien. Ce nom est peut-être parvenu à vos oreilles ?
– Pas du tout, et, pour un musicien, c'est mauvais signe. Tu es sûr de ne pas l'avoir inventé, cet Adrián Neri ?
– Je voudrais bien.
– Dans ce cas, puisque vous êtes bons amis, à ce qu'il semble, tu réussiras peut-être à le persuader de te le rendre. Entre amis, ces choses-là se règlent sans problèmes. Ou préfères-tu que je le réclame à ton amie Clara ?
Je fis non de la tête.
– Je parlerai à Neri, mais je ne crois pas qu'il me le rendra, je ne sais même pas s'il l'a encore, improvisai-je. Et vous, pourquoi voulez-vous ce livre ? Ne me dites Pas que c'est pour le lire.
– Non. Je le connais par cœur. Vous êtes un collectionneur ?
L’ombre du vent
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– Quelque chose dans ce genre.
– Vous avez d'autres livres de Carax ?
– J'en ai eu autrefois. Julián Carax est ma spécialité, Daniel. Je parcours le monde à la recherche de ses livres.
– Et qu'en faites-vous, si vous ne les lisez pas ?
L'inconnu émit un bruit sourd, une plainte d'agonisant. Je mis quelques secondes à comprendre qu'il riait.
– La seule chose que je dois en faire, Daniel. Il tira alors une boîte d'allumettes de sa poche. Il en prit une et l'alluma. Pour la première fois, la flamme éclaira son visage. J'en fus glacé jusqu'à l'âme. Ce personnage n'avait ni nez, ni lèvres, ni paupières. Sa face était un masque de peau noire et couvert de cicatrices, dévoré par le feu. C'était bien cette figure de mort qu'avait frôlée Clara.
– Je les brûle, murmura-t-il, une haine venimeuse dans la voix et le regard.
Un souffle de brise éteignit l'allumette qu'il tenait entre ses doigts, et son visage fut de nouveau plongé dans l'obscurité.
– Nous nous reverrons, Daniel. Je n'oublie jamais un visage et je crois qu'à partir d'aujourd'hui toi ne plus, dit-il lentement. Pour ton bien, et pour celui ton amie Clara, je suis certain que tu prendras la bonne décision et que tu vas régler cette situation avec M. Neri qui a tout, pour sûr, d'un faux jeton. A ta place, je ne lui accorderais pas la moindre confiance.
Sur ce, l'étranger me tourna le dos et se dirigea vers les quais, se fondant dans l'obscurité, silhouette enveloppée de son rire sinistre.
Trompeuses apparences
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De la mer arrivait au galop une chape de nuages chargés d'électricité. J'aurais dû me mettre à courir pour échapper à l'averse imminente, mais les paroles de cet individu commençaient à produire leur effet, j'avais les mains et les idées tremblantes. Je levai les yeux et vis l'orage se répandre comme des taches de sang noir entre les nuages, masquant la lune, étendant mi manteau de ténèbres sur les toits et les façades de la ville. J'essayai de presser le pas, mais l'inquiétude me rongeait et je marchais, poursuivi par la pluie, avec des pieds et des jambes de plomb. Je m'abritai sous l'auvent d'un kiosque à journaux, tâchant de mettre mes pensées en ordre et de prendre une décision. Un coup de tonnerre éclata tout près, comme le rugissement d'un dragon passant l'entrée du port, et je sentis le sol vibrer sous moi. Quelques secondes plus tard, la mince et fragile lumière de l'éclairage électrique qui dessinait murs et fenêtres s'évanouit. Le long des trottoirs transformés en torrents, les réverbères clignotaient, s'éteignant comme des bougies sous le vent. On ne voyait pas une âme dans les rues, et l'obscurité de la panne de courant se répandit, accompagnée d'effluves fétides qui montaient des bouches d'égout. La nuit se fit opaque et impénétrable, la pluie devint un suaire de vapeur. « Pour Une femme comme elle, n'importe qui L’ombre du vent
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perdrait le sens commun... » Je remontai les Ramblas en courant, avec une seule pensée en tête :Clara.
Bernarda avait dit que Barceló était absent pour affaires. Elle avait l'habitude d'aller passer sa nuit de congé chez sa tante Reme et ses cousines, à San Adrián del Besós. Cela signifiait que Clara était seule dans l'antre de la Plaza Real, et que cet individu sans visage rôdait dans la tourmente avec ses menaces et Dieu sait quelles idées en tête. Tandis que je me hâtais sous la pluie pour gagner la Plaza Real, je ne pouvais m'ôter de l'esprit le pressentiment d'avoir mis Clara en danger en lui faisant cadeau du livre de Carax. J'arrivai à l'entrée de la place trempé jusqu'aux os. Je courus me réfugier sous les arcades de la rue Fernando. Il me sembla voir des ombres ramper derrière moi. Des clochards. Le portail était fermé. Je cherchai sur mon trousseau de clefs celles que Barceló m'avait données. J'avais sur moi les clefs de la boutique, de l'appartement de la rue Santa Ana et de la demeure des Barceló. Un des vagabonds s'approcha, en me demandant à voix basse si je pouvais le laisser passer la nuit dans le vestibule. Je refermai la porte avant qu'il ait pu terminer sa phrase.
L'escalier semblait un puits d'ombre. La lueur des éclairs traversait les fentes du portail et balayait les marches. J'avançai à l'aveuglette et butai contre la première. Je me cramponnai à la rampe et montai lentement. Bientôt les marches firent place à une surface plane, et je compris que j'avais atteint le palier du premier étage. Je palpai les murs de marbre froid, hostile, et trouvai le relief de la porte en chêne et les poignées en aluminium. Je cherchai le trou de la serrure et y introduisis la clef à tâtons. La porte de Trompeuses apparences