Выбрать главу

– Dites à Clara que...

Il me claqua la porte au nez, et je restai dans le noir le plus total. Je cherchai le livre à tâtons. Je le récupérai et me laissai glisser de marche en marche, en me retenant aux murs et en gémissant. Je me retrouvai dans la rue, crachant du sang et respirant par la bouche à grosses goulées. Le froid et le vent mordants cinglèrent mes habits mouillés. Ma lèvre éclatée me cuisait.

– Ça va comme vous voulez ? demanda une voix dans l'ombre.

C'était le clochard à qui j'avais refusé mon aide, un moment plus tôt. Je fis signe que oui, en évitant son regard, honteux. Je voulus marcher.

– Attendez un peu, au moins le temps que la pluie se calme, suggéra le clochard.

Il me prit par le bras et me guida sous les arcades vers un coin où il avait déposé un ballot et un sac contenant quelques hardes.

– J'ai un peu de vin. Ça ne peut pas vous faire de mal. Buvez... Rien que pour vous réchauffer. Et pour désinfecter ça...

L’ombre du vent

84

Je bus une gorgée à la bouteille qu'il m'offrait.

Le vin avait un goût de gasoil délayé dans du vinaigre, mais sa chaleur me calma le ventre et les nerfs.

Quelques gouttes tombèrent sur la blessure et je vis des étoiles dans la nuit la plus noire de ma vie.

– Ça fait du bien, hein ? dit le mendiant en souriant Allez, buvez encore un petit coup, ça réveillerait un mort.

– Non, merci. A votre tour, balbutiai-je.

Le clochard s'offrit une longue rasade. Je l'observai avec attention. Il ressemblait à un comptable de ministère, un être terne qui n'aurait pas changé de vêtements depuis quinze ans. Il me tendit la main et je la serrai.

– Fermin Romero de Torres, en disponibilité.

Enchanté de faire votre connaissance.

– Daniel Sempere, crétin fini. Tout le plaisir est pour moi.

– Ne vous dépréciez pas, la nuit on voit toujours les choses pires qu'elles ne le sont. Tel que vous voyez, je suis un optimiste né. Je ne doute pas instant que les jours du régime sont comptés. Tous les indices concordent pour montrer que les Américains vont débarquer d'un jour à l'autre et qu'ils enverront Franco vendre des cacahuètes dans les rues de Melilla. Et moi je retrouverai mon poste, ma réputation et mon honneur perdus.

– Et que faisiez-vous ?

– Services secrets. Espionnage de haut vol, dit Fermin Romero de Torres. Sachez seulement que j’étais l'homme de confiance de Maciá à La Havane.

Je hochai la tête. Encore un fou. Les nuits de Barcelone les collectionnaient à la pelle. Ainsi que les idiots dans mon genre.

– Dites-moi, cette coupure a mauvaise allure.

On vous a flanqué une raclée, hein ?

Trompeuses apparences

85

Je portai les doigts à ma bouche. Elle saignait toujours.

– Un affaire de jupons ? s'enquit-il. Vous auriez pu vous éviter ça. Les femmes de ce pays, et vous pouvez me croire, j'ai bourlingué, sont des hypocrites, et toutes frigides C'est comme je vous le dis, je me souviens d’une petite mulâtresse que j'ai laissée à Cuba. Un autre monde, croyez-moi, un autre monde, hein ? La femme des Caraïbes, elle, vous prend tout le corps avec le rythme des îles, elle vous gazouille

« ay ! papito, dame plaser, dame plaser », vas-y mon chéri, donne-moi du plaisir, et un homme véritable, un qui a du sang dans les veines, eh bien, je vais vous dire...

Il m'apparut que Fermin Romero de Torres, ou quel que fût son vrai nom, était autant en manque de conversation anodine que de bain chaud, de plat de lentilles au chorizo et de linge propre. Je lui donnai la réplique un moment, en attendant que la douleur se calme. Cela ne me coûta pas de grands efforts, car ce petit homme avait juste besoin de quelques signes d'approbation et de quelqu'un qui fasse semblant de l'écouter. Le clochard en était au récit des détails techniques d'un plan secret pour enlever Mme Carmen Polo, épouse Franco, quand je me rendis compte qu'il pleuvait moins et que l’orage semblait s'éloigner lentement vers le nord.

– Il se fait tard, dis-je en me redressant.

Fermin Romero de Torres acquiesça avec une certaine tristesse et m'aida à me mettre debout, faisant mine d’épousseter mes vêtements mouillés.

– Ce sera pour une autre fois, alors, ajouta-t-il, résigné. Mon problème, c'est que je suis trop bavard.

Je commence à parler et... Dites donc, cette affaire d'enlèvement, ça reste entre vous et moi, hein ?

L’ombre du vent

86

– Ne vous inquiétez pas. Je suis une tombe. Et merci pour le vin.

Je m'éloignai en direction des Ramblas. Je m'arrêtai en franchissant le seuil de la place et tournai la tête vers l'appartement des Barceló. Les fenêtres demeuraient obscures, ruisselantes de pluie.

Je voulus haïr Clara, mais j'en fus incapable. Haïr pour de bon est un talent qui ne s'acquiert qu'avec l'âge.

Je me fis le serment de ne pas la revoir, de ne plus jamais prononcer son nom, de ne plus jamais penser au temps que j'avais perdu près d'elle. Pour quelque étrange raison, je me sentis apaisé. La colère qui m'avait fait sortir de chez moi s'était évanouie.

J'eus peur qu'elle ne revienne le lendemain, et avec une force renouvelée. J'eus peur que la jalousie et la honte ne me consument lentement quand tout ce que j'avais vécu avec elle aurait disparu, entraîné par son propre poids, morceau après morceau. Il restait quelques heures avant l'arrivée de l'aube, et j'avais encore une chose à faire pour pouvoir rentrer à la maison avec la conscience tranquille.

La rue Arco del Teatro était toujours là, mince brèche dans la pénombre. Un ruisseau d'eau noire s'était formé au milieu de la chaussée et descendait comme une procession funéraire vers le cœur du Raval. Je reconnus le vieux portail et la façade baroque devant lesquels mon père m'avait conduit un matin, six ans plus tôt. Je gravis les marches et m'abritai de la pluie sous le porche qui sentait l'urine et le bois pourri. Le Cimetière des Livres Oubliés évoquait plus que jamais la mort. Je ne me souvenais pas que le heurtoir était une tête de diablotin. Je la saisis par les cornes et frappai trois coups. L'écho se Trompeuses apparences

87

répercuta à l'intérieur. Après un moment, je frappai de nouveau, six coups cette fois, plus forts, jusqu'à me faire mal à la main. Plusieurs minutes s'écoulèrent encore, et je commençai à croire qu'il n'y avait personne. Je me recroquevillai contre la porte et sortis le livre de Carax de sous ma veste. Je l'ouvris et relus la première phrase, qui m'avait captivé des années plus tôt :

Cet été, il a plu tous les jours, et beaucoup disaient que c'était le châtiment de Dieu parce qu'au village on avait ouvert un club à côté de l'église, mais moi je savais que c'était ma faute, et seulement ma faute, parce que j'avais appris à mentir et que je gardais encore sur les lèvres les dernières paroles de ma mère sur son lit de mort : « Je n'ai jamais aimé l'homme avec qui je me suis mariée, j'en aimais un autre dont on m'a dit qu'il était mort à la guerre ; cherche-le et dis-lui que je suis morte en pensant à lui, car c'est lui ton véritable père. »