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L’ombre du vent

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– Mais Carax écrivait-il en espagnol ou en français ?

– Allez savoir. Probablement les deux. Sa mère était française, professeur de musique, je crois, et il vivait à Paris depuis l'âge de dix-neuf ou vingt ans.

Cabestany disait que les manuscrits qu'il recevait de Carax étaient en espagnol. Traduction ou texte original, il ne faisait pas la différence. La langue préférée de Cabestany était la peseta, le reste il s'en fichait. Il pensait qu'avec peu de chance il arriverait peut-être à placer quelques milliers d'exemplaires sur le marché espagnol.

– Et il y est parvenu ?

Isaac fronça les sourcils et me reversa un peu de son breuvage réparateur.

– Il me semble bien que sa meilleure vente, La Maison rouge, a atteint quatre-vingt-dix exemplaires.

– Pourtant il a continué à publier Carax, en perdant de l'argent.

– C'est vrai. Je ne sais vraiment pas pourquoi Cabestany n'était pas précisément un romantique.

Mais tout homme a ses secrets... Entre 1928 et 1936, il a édité huit romans de Carax. En réalité, Cabestany faisait son beurre avec les catéchismes et une série feuilletons à l'eau de rose où sévissait une héroïne de province, Violeta LaFleur, qui se vendait très bien dans les kiosques. Je suppose qu'il publiait Carax pour le plaisir, ou pour faire mentir Darwin.

– Qu'est devenu M. Cabestany ?

Isaac soupira et leva les yeux au plafond.

– L'âge finit toujours par nous présenter sa facture. Il est tombé malade et a eu des problèmes d'argent. En 1936, son fils aîné a pris la direction des éditions, il était du genre à ne pas savoir lire la taille de son caleçon. L'entreprise a sombré en moins d'un an. Heureusement, Cabestany n'a pas vu ce que ses Trompeuses apparences

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successeurs faisaient des fruits de toute une vie de travail, ni ce que la guerre infligeait au pays. Il a été emporté par une embolie la nuit de la Toussaint, un havane à la bouche et une jeunette de vingt-cinq ans sur les genoux. Le fils n’était pas fait de la même étoffe. Arrogant comme seuls peuvent l'être les imbéciles. Sa première grande idée a été d'essayer de vendre tout le stock des livres figurant au catalogue de la maison d'édition, l'héritage de son père pour le transformer en pâte à papier, ou quelque chose comme ça. Un ami, un autre benêt avec villa à Caldetas et Bugatti, l'avait convaincu que les romans-photos d'amour et Mein Kampf se vendraient comme des petits pains et qu'ils auraient besoin d'un énorme tas de cellulose pour satisfaire la demande.

– Il l'a fait ?

– Il n'en a pas eu le temps. Il venait juste de prendre la direction de la maison quand un individu s'est présenté avec une offre très généreuse. Il voulait acquérir tout le stock des romans de Julián Carax qui existaient encore et en offrait trois fois le prix du marché.

– Inutile de m'en dire plus. C'était pour les brûler ? murmurai-je.

– C'est bien ça. Et vous qui faisiez l'idiot, en posant des questions et en faisant semblant de ne rien savoir...

– Qui était cet individu ? demandai-je.

– Un certain Aubert, ou Coubert, je ne me souviens Pas bien.

– Laín Coubert ?

– Ça vous rappelle quelque chose ?

– C’est le nom d'un personnage de L'Ombre du Vent, le dernier roman de Carax.

Isaac fronça de nouveau les sourcils.

– Un personnage de fiction ?

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– Dans le roman, Laín Coubert est le nom qu'emprunte le diable.

– Un peu théâtral, à mon avis. En tout cas, il avait le sens de l'humour, estima Isaac.

Moi qui gardais encore tout frais le souvenir de ma rencontre avec ce personnage, je ne voyais là rien de plaisant, mais je gardai mon opinion pour plus tard.

– Cet individu, Coubert, ou quel que soit son nom, il avait le visage brûlé, il était défiguré ?

Isaac m'observa avec un sourire mi-ironique mi-inquiet.

– Je n'en ai pas la moindre idée. La personne qui m'a rapporté l'histoire ne l'a pas vu. Elle ne l'a apprise que parce que Cabestany fils a tout raconté le lendemain à sa secrétaire. Il n'a pas parlé de visage brûlé. Vous voulez dire que tout ça ne sort pas d'un roman-feuilleton ?

Je hochai la tête, comme si c'était sans importance.

– Comment cela s'est-il terminé ? Le fils de l'éditeur a vendu les livres à Coubert ? demandai-je.

– Ce crétin a voulu faire le malin. Il a demandé plus cher que ce que proposait Coubert, et celui-ci a retiré son offre. Quelques jours plus tard, l'entrepôt des éditions Cabestany à Pueblo Nuevo était réduit en cendres, un peu après minuit. Et gratuitement.

Je soupirai.

– Qu'est-il arrivé aux livres de Carax ? Ils ont disparu dans l'incendie ?

– Presque tous. Par chance, la secrétaire de Cabestany, en entendant la proposition, avait eu un pressentiment : à ses risques et périls, elle était allée à l'entrepôt et avait emporté chez elle un exemplaire de chaque roman de Carax. C'était elle qui s'occupait de toute la correspondance avec lui et, au fil des ans, une Trompeuses apparences

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certaine amitié s'était développée entre eux. Elle s'appelait Nuria, et je crois que c'était la seule personne aux éditions et probablement dans tout Barcelone qui lisait les romans de Carax. Nuria a une faiblesse pour les causes perdues. Toute petite, déjà, elle recueillait des animaux égarés dans la rue et les ramenait à la maison. Avec le temps, elle s'est mise à adopter des romanciers maudits, peut-être parce que son père avait voulu en être un et n'y est jamais arrivé.

– On dirait que vous la connaissez bien. Isaac adoucit son sourire de diable boiteux.

– Mieux qu'elle ne le croit elle-même. C'est ma fille.

Je restai silencieux et dubitatif. Plus j'en apprenais, plus je me sentais perdu.

– D'après ce que j'ai compris, Carax est revenu à Barcelone en 1936. Certains disent qu'il y est mort.

Avait-il encore de la famille ? Quelqu'un qui saurait quelque chose à son sujet ?

Isaac soupira.

– Allez savoir. Les parents de Carax étaient séparés depuis longtemps, je crois. La mère avait émigré en Amérique du Sud, où elle s'était remariée.

D'après mes informations, il ne parlait plus à son père depuis qu'il était parti pour Paris.

– Pourquoi ?

– Comment le saurais-je ? Les gens se compliquent la vie, comme si elle ne l'était pas déjà assez comme ça.

– Savez-vous s'il est toujours vivant ?

– Je l'espère. Il était plus jeune que moi. Mais je sors peu, et cela fait des années que je ne lis plus les notices nécrologiques, parce que les connaissances tombent comme des mouches et, pour tout dire, ça me donne le cafard. A propos, Carax était le nom de L’ombre du vent

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la mère. Le père s'appelait Fortuny. Il avait un magasin de chapeaux sur le boulevard San Antonio et, à ce que je sais, il ne s'entendait guère avec son fils.