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– Il se pourrait donc que, de retour à Barcelone, Carax ait essayé de voir votre fille Nuria, puisqu'ils entretenaient une certaine amitié, alors qu'il n'était pas en bons termes avec son père ?

Isaac eut un rire amer.

– Je suis probablement la personne la moins bien. placée pour le savoir. Après tout, je suis son père. Je sais qu'une fois, en 1932 ou 1933, Nuria est allée à Paris pour les affaires de Cabestany et qu'elle a logé une quinzaine de jours chez Julián Carax. C'est Cabestany qui me l'a dit, car elle m'avait raconté qu'elle était descendue à l'hôtel. A l'époque, ma fille était célibataire, et j'avais dans l'idée que Carax s'était un peu amouraché d'elle. Ma Nuria est de ces filles qui brisent les cœurs rien qu'en entrant dans un magasin.

– Vous voulez dire qu'ils étaient amants ?

– Toujours le roman-feuilleton, hein ? Écoutez, je ne me suis jamais mêlé de la vie privée de Nuria, parce que la mienne n'est pas non plus un modèle. Si un jour vous devez avoir une fille, bénédiction que je ne souhaite à personne car la loi de la vie veut qu'elle vous brise tôt ou tard le cœur... bref... qu'est-ce que je disais ? Ah oui : si un jour vous devez avoir une fille, vous commencerez sans vous en rendre compte, à classer les hommes deux catégories : ceux que vous soupçonnez de coucher avec elle et les autres.

Quiconque prétend que ce n'est pas vrai est un fieffé menteur. Moi, j'avais dans l'idée que Carax faisait partie de la première catégorie, alors vous vous doutez bien que ça m'était égal qu'il soit un génie ou Trompeuses apparences

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un minable, vu que je l'ai toujours considéré comme un vil suborneur.

– Mais peut-être vous trompiez-vous ?

– Sans vouloir vous offenser, vous êtes encore très jeune, et vous vous y connaissez autant en femmes que moi dans l'art de confectionner des choux à la crème.

– C'est vrai, admis-je. Et que sont devenus les livres rapportés de l'entrepôt par votre fille ?

– Ils sont ici.

– D'où aurait pu provenir le livre que vous avez choisi le jour où votre père vous a amené ?

– Je ne comprends pas.

– C'est pourtant bien simple. Une nuit, quelques jours après l'incendie de l'entrepôt de Cabestany, Nuria s'est présentée ici. Elle semblait nerveuse. Elle m'a dit qu'elle était suivie et qu'elle craignait que le dénommé Coubert ne veuille s'emparer des livres pour les détruire. Puis elle m'a expliqué qu'elle venait cacher les livres de Carax. Elle est entrée dans la grande salle et les a déposés dans le labyrinthe des rayons comme on enterre des trésors. Je ne lui ai pas demandé où elle les avait mis, et elle ne me l'a pas dit.

Avant de repartir, elle m'a assuré qu'elle viendrait les chercher dès qu'elle aurait retrouvé Carax. J'ai pensé qu'elle était encore amoureuse de lui, mais je n'ai rien dit. Je lui ai demandé si elle l'avait vu récemment, si elle avait des nouvelles de lui. Elle m'a répondu que ça faisait des mois qu'elle n'en avait pas : pratiquement depuis qu'il avait envoyé, de Paris, les ultimes corrections du manuscrit de son dernier livre.

Elle mentait peut-être, impossible d'en être sûr. Je sais seulement que, depuis ce jour-là, Nuria n'a plus jamais eu de nouvelles de Carax et que les livres sont restés ici, à se couvrir de poussière.

L’ombre du vent

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– Croyez-vous que votre fille accepterait de me parler de tout ça ?

– Eh bien, quand il s'agit de parler, ma fille est toujours partante, mais j’ignore si elle pourra vous en raconter davantage. Rappelez-vous que cela s'est passé il y a très longtemps. Et, en fait, nous ne nous entendons pas aussi bien que je le voudrais. Nous nous voyons une fois par mois. Nous allons manger près d'ici, et elle repart comme elle est venue. Je sais qu'elle s'est mariée il y a des années avec un brave garçon. Un journaliste, un peu écervelé, il est vrai, toujours fourré dans des histoires politiques, mais bon cœur. Elle l'a épousé à la mairie, sans invitations.

Je l'ai su un mois après. Elle ne m'a jamais présenté son mari. Il s'appelle Miquel ou quelque chose comme ça. Je suppose qu'elle n'est pas très fière de son père, et je ne le lui reproche pas. Aujourd'hui c'est une autre femme. Elle a même appris à broder et on m'a dit qu'elle ne s'habille plus en Simone de Beauvoir. Un de ces jours, je découvrirai que je suis grand-père depuis longtemps. Cela fait des années qu'elle travaille chez elle, comme traductrice du français et de l'italien. J'ignore où elle a pris ce talent.

En tout cas, pas chez son père. Je vais vous donner son adresse, mais je ne sais si c'est une bonne idée de dire que vous venez de ma part

Isaac gribouilla quelques lignes sur le coin d'un vieux journal qu'il déchira pour me le tendre.

– Je vous remercie. On ne sait jamais, peut-être qu'elle se rappellera quelque chose...

Isaac sourit tristement.

– Quand elle était petite, elle se souvenait de tout. Tout. Et puis les enfants grandissent, et on ne sait plus ce qu'ils pensent ni ce qu'ils éprouvent. Ainsi va la vie, je suppose. Vous ne répéterez pas à Nuria ce Trompeuses apparences

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que je vous ai expliqué, hein ? Tout cela doit rester entre nous.

– Soyez sans crainte. Vous croyez qu'elle pense toujours à Carax ?

Isaac soupira en baissant les yeux.

– Qu'en sais-je, moi ? L'a-t-elle même vraiment aimé ? Ces choses-là restent dans le cœur de chacun, et elle est maintenant une femme mariée. Moi, à votre âge, j'avais une petite amie. Elle s'appelait Teresita Boadas, et elle cousait des tabliers aux ateliers des textiles Santamaria de la rue Comercio.

Elle avait seize ans, deux de moins que moi, et c'était la première femme dont je tombais amoureux. Ne faites pas cette tête, je sais que vous, les jeunes, vous vous imaginez que les vieux n'ont jamais été amoureux. Le père de Teresita vendait de la glace sur une petite charrette au marché du Borne, et il était muet de naissance. Vous ne pouvez pas savoir la peur que j'ai eue le jour où je lui ai demandé la main de sa fille, quand il est resté cinq minutes à me dévisager fixement, sans détourner le regard, et le pic à glace à la main. J'économisais déjà depuis deux ans pour acheter une alliance, quand Teresita est tombée malade. On m'a dit que c'était quelque chose qu'elle avait attrapé à l'atelier. En six mois, la tuberculose me l'a

emportée.

Je

me

souviens

encore

des

gémissements du muet, le jour où nous l'avons enterrée au cimetière de Pueblo Nuevo.

Isaac se réfugia dans un profond silence. Je n'osais même pas respirer. Après un temps, il releva les yeux et me sourit.

– Je vous parle de choses qui remontent à cinquante-cinq ans, et ça ne devrait plus rien me faire. Mais pour être sincère, je me souviens d'elle chaque jour, des promenades que nous faisions jusqu'aux vestiges de l'Exposition universelle de L’ombre du vent

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1888, et de la manière dont elle se moquait de moi quand je lui lisais les poèmes écrits dans l'arrière-boutique de la charcuterie-épicerie de mon oncle Leopoldo. Je me rappelle même le visage d'une gitane qui nous a lu les lignes de la main sur la plage du Bogatell et nous a annoncé que nous resterions ensemble toute notre vie. A sa manière, elle ne mentait pas. Que puis-je vous dire ? Eh bien oui, je crois que Nuria se souvient de cet homme, même si elle ne l'avoue pas. Et la vérité, c'est que je ne le pardonnerai jamais à Carax. Vous, vous êtes encore jeune, mais je sais, moi, combien ces choses font souffrir. Si vous voulez mon opinion, Carax était un voleur de cœurs, et il a emporté celui de ma fille dans la tombe ou en enfer. Je vous demande seulement une faveur, si vous la rencontrez et si vous parlez avec elle : vous me direz comment elle va. Voyez si elle est heureuse. Et si elle a pardonné à son père.