Malgré ses manières de cabotin et tout son verbiage, il pouvait flairer une bonne prise comme le loup flaire le sang.
– Voyons, dit Barceló en feignant l'indifférence.
Qu'est-ce que vous m'apportez ?
J'adressai un regard à mon père. Celui-ci fît un signe affirmatif. Sans plus hésiter, je tendis le livre à Barceló. Le libraire le prit d'une main experte. Ses doigts de pianiste explorèrent rapidement sa texture, sa consistance, son état. Un sourire florentin aux lèvres, il repéra la page des références éditoriales et l'inspecta pendant une longue minute. Les autres l'observaient en silence, comme s'ils attendaient un miracle ou la permission de reprendre leur respiration.
– Carax. Intéressant, murmura-t-il, d'un air impénétrable.
Je tendis la main pour récupérer le livre. Barceló haussa les sourcils, mais me le rendit avec un rictus glacial.
– Où l’as-tu trouvé, gamin ?
– C'est un secret, répliquai-je, en sachant que mon père devait sourire en son for intérieur.
Barceló se renfrogna et reporta son regard sur mon père.
– Mon cher Sempere, parce que c'est vous, en raison de toute l'estime que je vous porte et en 24
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l'honneur de la longue et profonde amitié qui nous unit comme des frères, disons deux cents pesetas et n'en parlons plus.
– C'est avec mon fils que vous devez discuter, fit remarquer mon père. Le livre est à lui.
Barceló me gratifia d'un sourire de loup.
– Qu'en dis-tu, mon mignon ? Deux cents pesetas, ce n'est pas mal pour une première vente...
Sempere, ce garçon fera son chemin dans le métier.
L'assistance eut un rire complaisant. Barceló me regarda d'un air affable en sortant son portefeuille en cuir. Il compta les deux cents pesetas qui, à l'époque, représentaient une fortune, et me les tendit. Je me bornai à refuser sans rien dire. Barceló fronça les sourcils.
– Sais-tu bien que la cupidité est un péché mortel ? Bon, trois cents pesetas, et tu t'ouvres un livret de caisse d'épargne, vu qu'à ton âge il est bon de penser à l'avenir.
Je refusai de nouveau. Barceló lança un regard courroucé à mon père à travers son monocle.
– Inutile de me demander, dit ce dernier. Je ne suis ici que pour l'accompagner.
Barceló soupira et m'observa avec attention.
– Alors, qu'est-ce que tu veux, mon enfant ?
– Ce que je veux, c'est savoir qui est Julián Carax et où je peux trouver d'autres livres de lui.
Barceló rit tout bas et remit son portefeuille dans sa poche, en reconsidérant son adversaire.
– Voyez-vous ça, un érudit ! Mais dites-moi, Sempere, qu'est-ce que vous lui donnez à bouffer, à ce garçon ? blagua-t-il.
Le libraire se pencha vers moi et, un instant, je crus distinguer dans son regard un respect qui n'y était pas un moment plus tôt.
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– Nous allons passer un accord, me dit-il sur le ton de la confidence. Demain dimanche, dans l'après-midi, tu viendras à la bibliothèque de l'Ateneo et tu demanderas à me voir. Tu apporteras le livre pour que je puisse l'examiner à loisir, et moi je te raconterai ce que je sais sur Julián Carax. Quid pro quo.
– Quid pro quoi ?
– C'est du latin, petit. Il n'y a pas de langues mortes, il n'y a que des cerveaux engourdis. En paraphrasant, ça veut dire que les affaires sont les affaires, mais que tu me plais et que je vais t'accorder une faveur.
Cet homme possédait des dons oratoires capables d'anéantir les mouches en plein vol, mais je sentais bien que, si je voulais en savoir plus sur Julián Carax, mieux valait rester en bons termes avec lui. Je lui adressai un sourire béat, en affichant le plaisir que me causaient les citations latines et son verbe fleuri.
– Souviens-toi, demain, à l'Ateneo, répéta le libraire. Mais tu apportes le livre, ou foin de notre accord.
– Très bien.
La conversation se délita lentement dans le brouhaha des autres consommateurs et dériva vers certains documents trouvés dans les souterrains de l'Escurial qui donnaient à penser que Miguel de Cervantès n'était que le pseudonyme littéraire d'une femme à barbe de Tolède. Barceló, absorbé dans ses pensées, ne participa pas à ce débat byzantin et se borna à m'observer derrière son monocle avec un vague sourire. Ou peut-être regardait-il seulement le livre que je tenais dans mes mains.
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Ce dimanche-là, le ciel s'était nettoyé de ses nuages et les rues se retrouvèrent noyées dans une buée brûlante qui faisait transpirer les thermomètres sur les murs. Au milieu de l'après-midi, alors que la température frôlait déjà les trente degrés, je partis vers la rue Canuda pour me rendre à mon rendez-vous avec Barceló, le livre sous le bras et le visage couvert de sueur. L'Ateneo était – et est toujours – un des nombreux endroits de Barcelone où le XIXe siècle n'a pas encore été avisé de sa mise à la retraite. De la cour solennelle, un escalier de pierre conduisait à un entrelacs fantastique de galeries et de salons de lecture, où des inventions comme le téléphone, le stress ou la montre-bracelet semblaient autant d'anachronismes futuristes. Le portier – mais peut-
être n'était-ce qu'une statue en uniforme – m'accorda à peine un regard. Je me faufilai jusqu'au premier étage, en bénissant les ailes du ventilateur qui bourdonnait au milieu des lecteurs endormis en passe de fondre comme des cubes de glace au-dessus de leurs livres et leurs journaux.
La silhouette de Gustavo Barceló se découpait près des baies vitrées d'une galerie donnant sur le jardin intérieur. Malgré l'atmosphère tropicale, le libraire n'en était pas moins habillé comme une gravure de mode, et son monocle brillait dans la pénombre comme une pièce de monnaie au fond d'un puits. A côté de lui, je distinguai une forme vêtue Jours de cendre
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d'alpaga blanc qui me parut être un ange sculpté dans un nuage. A l'écho de mes pas, Barceló se retourna et, de la main, me fit signe d'approcher.
– C'est toi, Daniel ? demanda-t-il. Tu as apporté le livre ?
J'acquiesçai aux deux questions et acceptai la chaise qu'il m'offrait près de lui et de sa mystérieuse compagne. Pendant plusieurs minutes, le libraire se contenta d'arborer un sourire placide, sans tenir compte de ma présence. J'abandonnai bientôt tout espoir qu'il me présente à l'inconnue en blanc.
Barceló se comportait comme si elle n'était pas là, comme si ni lui ni moi ne pouvions la voir. Je l'observai à la dérobée, craignant de rencontrer son regard perdu dans le vide. Son visage et ses bras étaient pâles, la peau presque translucide. Elle avait des traits fins, fermement dessinés sous une chevelure noire qui brillait comme un galet humide.
Je lui attribuai vingt ans au plus, mais quelque chose dans sa manière de se tenir, une sorte d'abandon de tout son être, comme les branches d'un saule pleureur, me faisait penser qu'elle n'avait pas d'âge.
Elle semblait figée dans cet état de perpétuelle jeunesse réservé aux mannequins dans les vitrines des magasins chics. J'essayais de lire le battement de son sang sur ce cou de cygne quand je m'aperçus que Barceló me fixait du regard.