La mère de Clara lisait les lettres à haute voix, en cachant mal ses pleurs et en sautant des passages dont sa fille devinait qu'elle les jugeait inutiles. Plus tard, à minuit, Clara convainquait sa cousine Claudette de lui relire les lettres de son père dans leur intégralité. C'était comme si Clara les parcourait ellemême, en empruntant les yeux d'une autre. Personne ne la vit jamais verser une larme, pas même quand elles cessèrent de recevoir du courrier de l'avocat, puis quand les nouvelles de la guerre firent supposer le pire.
— Mon père savait depuis le début ce qui allait se passer, m'expliqua Clara. Il est resté auprès de ses amis, jugeant que c'était son devoir. Il est mort de sa loyauté envers des gens qui, l'heure venue, l'ont trahi.
Ne fais jamais confiance à personne, Daniel, et surtout pas à ceux que tu admires. Ce sont eux qui te porteront les coups les plus terribles.
Clara disait cela avec une dureté qu'elle semblait avoir forgée au cours d'années de secret et d'ombre.
Je me perdais dans son regard de porcelaine, ses yeux Jours de cendre
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sans larmes ni pièges, en l'écoutant parler de choses qu'alors je ne comprenais pas. Clara décrivait des personnes, des scènes, des objets qu'elle n'avait jamais vus de ses propres yeux, avec un soin du détail et une précision de maître de l'école flamande. Son langage s'attachait aux textures et aux échos, à la couleur des voix, au rythme des pas. Elle m'expliqua comment, pendant ses années d'exil en France, elle et sa cousine Claudette avaient partagé un précepteur, un quinquagénaire alcoolique qui jouait à l'homme de lettres et se vantait de pouvoir réciter l’ Enéide de Virgile en latin et sans accent. Elles l'avaient surnommé Monsieur Roquefort à cause de l'odeur sui generis distillée par sa personne en dépit des bains romains à l'eau de Cologne et au parfum dont il aspergeait son corps pantagruélique. Monsieur Roquefort,
malgré
quelques
particularités
remarquables (parmi lesquelles la ferme et militante conviction que la charcuterie, et spécialement le saucisson que Clara et sa mère recevaient d'Espagne, était un remède divin pour les troubles circulatoires et la goutte), était un homme aux goûts raffinés.
Depuis sa jeunesse, il se rendait à Paris une fois par mois pour enrichir son bagage culturel des dernières nouveautés littéraires, visiter des musées et, disait la rumeur, passer une nuit de détente entre les bras d'une nymphe qu'il avait baptisée Madame Bovary bien qu'elle s'appelât Hortense et eût une certaine propension à la pilosité faciale. Au cours de ses excursions culturelles, Monsieur Roquefort avait coutume de fréquenter un bouquiniste des quais situé face à Notre-Dame, et c'est là que, par une après-midi de 1929, il était tombé par hasard sur un roman d'un auteur inconnu, un certain Julián Carax. Toujours ouvert aux nouveautés, Monsieur Roquefort avait acheté le livre, avant tout parce qu'il avait trouvé son 34
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titre suggestif et qu'il aimait lire quelque chose de léger dans le train du retour. Au dos de la couverture de La Maison rouge figurait un portrait de l'auteur, assez flou pour que l'on ne sache pas s'il s'agissait d'une photo ou d'un dessin au fusain. La notice biographique indiquait que Julián Carax était un jeune homme de vingt-sept ans, né avec le siècle à Barcelone, vivant pour l'heure à Paris, qui écrivait en français et exerçait la profession de pianiste dans un établissement nocturne. Le texte de présentation, pompeux et ronflant comme le voulait l'époque, proclamait sur un ton péremptoire que cette première œuvre révélait une force éblouissante, un talent protéiforme et inouï, lui promettant un avenir littéraire sans égal dans le monde des vivants. Pour couronner le tout, le résumé qui suivait laissait entendre que l'histoire contenait des éléments plutôt sinistres, relevant du roman-feuilleton, ce qui était toujours un bon point aux yeux de Monsieur Roquefort car, après les classiques, il n'appréciait rien tant que les intrigues pleines de crimes et de coucheries.
La Maison rouge relatait la vie tourmentée d'un mystérieux individu qui cambriolait les magasins de jouets et les musées pour y voler des poupées et des pantins, auxquels il arrachait les yeux après les avoir emportés dans son antre, une serre fantomatique abandonnée sur une berge de la Seine. Une nuit qu'il s'était introduit dans un somptueux hôtel particulier de la rue du Général-Foy pour décimer la collection privée d'un magnat qui devait sa fortune à de louches combines durant la révolution industrielle, la fille de ce dernier, une demoiselle de la bonne société parisienne, fort cultivée et très distinguée, tombait Jours de cendre
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amoureuse du cambrioleur. A mesure qu'avançait leur romance tortueuse, truffée de péripéties scabreuses et d'épisodes troubles, l'héroïne pénétrait le mystère qui poussait l’énigmatique personnage, lequel ne révélait jamais son nom, à énucléer les poupées, pour découvrir un horrible secret sur son père et sa collection de figurines en porcelaine, et sombrer inévitablement dans un final digne d'une tragédie gothique.
Monsieur Roquefort, qui était un coureur de fond en matière de performances littéraires et s'enorgueillissait de posséder une vaste collection de lettres signées de tous les éditeurs de Paris lui refusant les volumes de vers et de prose qu'il leur adressait sans trêve, avait identifié l'établissement qui avait publié le roman, une maison d'édition de quatre sous, connue seulement pour ses livres de cuisine, de couture et autres arts domestiques. Le bouquiniste lui avait confié que le livre venait à peine de sortir et qu'il avait réussi à décrocher des notules dans deux journaux de province, à côté des annonces nécrologiques. Les critiques avaient expédié le débutant Carax en quelques lignes, en lui recommandant de ne pas laisser tomber son emploi de pianiste, car il était clair qu'il n'avait aucun avenir dans la littérature. Monsieur Roquefort, dont le cœur et le porte-monnaie s'attendrissaient à l'évocation des causes perdues, avait décidé d'investir cinquante centimes et emporté le roman du dénommé Carax en même temps qu'une exquise édition du grand maître dont il se sentait l'héritier spirituel, Gustave Flaubert.
Le train de Lyon était bondé jusque dans les soufflets et Monsieur Roquefort dut partager son compartiment avec un groupe de bonnes sœurs qui, 36
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sitôt quittée la gare d'Austerlitz, n'avaient cessé de chuchoter en lui lançant des regards réprobateurs.
Ainsi pris pour cible, le précepteur, tirant le roman de sa serviette, s'était retranché derrière ses pages.
Quelle n'avait pas été sa surprise, des centaines de kilomètres plus loin, de découvrir qu'il avait oublié les bonnes sœurs, les cahots du train et le paysage qui défilait derrière les vitres comme un mauvais rêve des frères Lumière. Il avait lu toute la nuit, sans prêter attention aux ronflements des religieuses et aux gares qui se succédaient dans le brouillard. Au petit matin, en tournant la dernière page, Monsieur Roquefort s'était aperçu qu'il avait les larmes aux yeux et le cœur partagé entre le poison de l'envie et l'étonnement.