– Aussi vrai que le Vichy Catalan jaillit de la source de Caldas, nous certifia le vendeur.
D'après ce qu'il nous dit, il l'avait acheté lui-même à un collectionneur venu de Paris et s'était assuré de l'authenticité de l'objet.
– Et,si ce n'est pas indiscret, à quel prix vendez-vous cet Himalaya de prodiges ? s'enquit mon père.
La seule mention de la somme fit fuir toute couleur de son visage, mais moi, j'en fus définitivement ébloui. Le vendeur, nous prenant peut-être pour des agrégés de physique, nous gratifia d'un galimatias incompréhensible où il était question d'alliages de métaux précieux, d'émaux de l'Extrême-Orient et d'une théorie révolutionnaire sur les pistons et les vases communicants, le tout relevant de la science teutonne méconnue qui présidait à la glorieuse création de ce champion de la technologie graphique. Je dois reconnaître cependant, et c'est tout à l'honneur du vendeur, que malgré notre allure de fauchés il nous laissa manipuler le stylo autant que nous le voulions, le remplit d'encre pour nous, et nous donna un parchemin afin que je puisse y inscrire mon nom et entamer ainsi ma carrière littéraire dans le sillage de Victor Hugo. Puis, après l'avoir soigneusement nettoyé et astiqué, il le replaça sur son trône, à la place d'honneur.
– Nous repasserons, murmura mon père.
Une fois dans la rue, il me dit d'une voix douce que nous ne pouvions nous permettre un achat pareil.
La librairie nous permettait tout juste de vivre et de m'envoyer dans un bon collège. Le stylo Montblanc de l'auguste Victor Hugo devrait attendre. Je ne dis rien, mais mon père dut lire la déception sur mon visage.
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L'Ombre du vent
– Voilà ce que nous allons faire, proposa-t-il.
Quand tu auras l'âge de commencer à écrire, nous reviendrons et nous l'achèterons.
– Et s'il est vendu avant ?
– Personne ne l'achètera, crois-moi. Et sinon, nous demanderons à M. Federico de nous en faire un, cet homme a des mains en or.
M. Federico était l'horloger du quartier, client occasionnel de la librairie et probablement l'homme le plus poli et le plus distingué de tout l'hémisphère occidental. Sa réputation d'habileté s'étendait du quartier de la Ribera jusqu'au marché du Ninot. Une autre réputation moins brillante le poursuivait, relative à sa prédilection érotique pour les éphèbes musclés de la pègre la plus virile et une certaine tendance à s'habiller en Estrellita Castro.
– Tu es sûr que M. Federico aime les plumes ?
demandai-je avec une divine innocence.
Mon père haussa un sourcil, craignant que quelque rumeur malintentionnée ne soit venue troubler mon âme pure.
– M. Federico s'y connaît mieux que personne pour tout ce qui est allemand, et il serait capable de fabriquer une Volkswagen si on le lui demandait. Et puis il faudrait vérifier s'il existait déjà des stylos à l'époque de Victor Hugo. Tout ça n'est pas très clair.
Le scepticisme historiciste de mon père ne m'atteignait pas. Je gobais la légende les yeux fermés, même si je ne voyais pas d'un mauvais œil que M.
Federico fabrique un succédané. J'avais encore du temps devant moi pour me hisser à la hauteur de Victor Hugo. Pour ma consolation, et comme l'avait prédit mon père, le stylo Montblanc resta des années dans sa vitrine que nous allions contempler religieusement tous les samedis matin.
– Il est toujours là, disais-je, émerveillé.
Jours de cendre
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– Il t'attend, disait mon père. Il sait qu'un jour il sera à toi et que tu écriras un chef-d'œuvre avec.
– Je veux écrire une lettre. A maman. Pour qu'elle ne se sente pas seule.
Mon père m'observa, impassible.
– Ta mère n'est pas seule, Daniel. Elle est avec Dieu. Et avec nous, même si nous ne pouvons la voir.
– Et Dieu, pourquoi veut-il l'avoir avec lui ?
– Je ne sais pas. Si un jour nous le rencontrons, nous lui poserons la question.
Avec le temps, j'abandonnai l'idée de la lettre et décidai que, tout compte fait, il serait plus pratique de commencer par le chef-d'œuvre. A défaut de stylo, mon père me prêta un crayon Staedtler numéro deux avec lequel je griffonnais dans un cahier. Mon histoire, comme par hasard, tournait autour d'un stylo prodigieux qui ressemblait à s'y méprendre à celui du magasin, et qui, de plus, était ensorcelé. Plus concrètement, le stylo était possédé par l'âme torturée d'un romancier qui avait été son propriétaire avant de mourir de faim et de froid. Tombé entre les mains d'un débutant, le stylo se mettait à coucher sur le papier la dernière œuvre de l'auteur, celle qu'il n'avait pu terminer quand il était en vie. Je ne sais où j'avais pris cette idée ni d'où elle m'était venue, mais ce qui est sûr, c'est que, par la suite, je n'en ai jamais eu de pareille. Mes tentatives pour la mettre par écrit, cependant, se révélèrent désastreuses. Une anémie de l'inventivité affectait ma syntaxe, et mes envols métaphoriques me rappelaient les réclames de bains effervescents pour les pieds que j'avais l'habitude de lire dans le tramway. J'en accusais le crayon, et regrettais amèrement le stylo qui eût fait de moi un maître. Mon père suivait mes progrès chaotiques avec un mélange de fierté et d'inquiétude.
48
L'Ombre du vent
– Comment va ton histoire, Daniel ?
– Je ne sais pas. Je suppose que tout serait différent si j'avais le stylo.
Selon mon père, c'était le raisonnement d'un littérateur néophyte.
– Continue d'y travailler, et dès que tu auras terminé ta première œuvre, je te l'achèterai.
– Tu me le promets ?
Il
répondait
toujours
par
un
sourire.
Heureusement pour lui, mes aspirations littéraires s'évanouirent vite et furent reléguées sur le terrain oratoire. La découverte au marché de Los Encantes de jouets mécaniques et de toutes sortes de machines en fer-blanc à des prix plus compatibles avec notre budget familial y contribua fortement. La ferveur enfantine est une maîtresse infidèle et capricieuse, et bientôt je n'eus plus d'yeux que pour les meccanos et les bateaux à ressort. Je cessai de demander à mon père de m'emmener voir le stylo de Victor Hugo, et lui n'en parla plus. Ce monde-là semblait avoir disparu de mes pensées, mais aujourd'hui encore je conserve de mon père cette image que j'ai eue de lui : un homme trop maigre dans un vieux costume trop large, avec un chapeau acheté d'occasion sept pesetas rue Condal, un homme qui ne pouvait se permettre de donner à son fils un stylo merveilleux, inutile, mais qui semblait tout signifier. Ce soir-là, quand je rentrai de l'Ateneo, je le trouvai qui m'attendait dans la salle à manger, avec ce visage où se lisaient à la fois la défaite et l'espoir.
– Je pensais que tu t'étais perdu, dit-il. Tomás Aguilar a appelé. Il a dit que vous aviez rendez-vous.
Tu as oublié ?
– Barceló est bavard comme une pie, dis-je en confirmant. Je ne savais plus comment m'en débarrasser.
Jours de cendre
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– C'est un brave homme, mais un peu assommant. Tu dois avoir faim. Merceditas nous a descendu de la soupe qu'elle avait faite pour sa mère.
Cette fille a un coeur d'or.
Nous nous mîmes à table pour déguster l'aumône de Merceditas, la fille de la voisine du troisième, que tout le monde considérait comme un modèle de vertu mais que j'avais vue plus d'une fois en train d'asphyxier de baisers un marin aux mains fureteuses qui l'accompagnait certains jours jusqu'à la porte de l'immeuble.