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« Le muscle ne suffit pas. Pour donner sa pleine vitesse à un bateau, le banc de rame doit fonctionner comme un seul homme. Il serait avisé à vous de prendre une équipe déjà rodée.

— Merci du conseil. Tu pourrais m’aider à choisir. » Laissons-lui croire que sa science m’importe, les femmes adorent ça.

« Soit. Si vous me traitez gentiment.

— Cela ne va-t-il pas de soi ? »

Aux abords du Myraham qui se dandinait, soutes vides, contre le quai, Theon pressa le pas. Lord Balon interdisait au capitaine d’appareiller depuis deux semaines. Pour empêcher que le continent n’eût vent des concentrations de troupes avant l’attaque, il n’autorisait en effet le départ d’aucun des marchands venus faire escale à Lordsport.

« M’sire… », appela une voix plaintive. Penchée par-dessus le bastingage du gaillard d’avant, la fille du capitaine tentait d’attirer l’attention de Theon. Elle était sévèrement consignée à bord mais il l’avait, à chacune de ses virées, vue errer lamentablement sur le pont. « Un moment, m’sire…, insista-t-elle. Plaise à m’sire…

— Elle a ? demanda Esgred comme il l’entraînait précipitamment. Plu à m’sire ? »

La pudibonderie ne s’imposait pas avec cette démone-là. « Un moment. Et voilà qu’elle rêve d’être ma femme-sel.

— Hoho. Un rien de sel, effectivement, lui profiterait. Trop bonasse et fadasse, le morceau. Me trompé-je ?

— Non. » Bonasse et fadasse. Dans le mille. Comment l’a-t-elle deviné ?

A l’auberge, où il avait sommé Wex de l’attendre, la salle commune était si bondée qu’il lui fallut jouer des coudes dès le seuil. Pas un siège libre, pas une table. Et point d’écuyer non plus. « Wex ! » hurla-t-il par-dessus le charivari. S’il est monté baiser l’une de ces véroles, je le pèle vif, se promettait-il quand il finit par l’apercevoir, les dés à la main, près de l’âtre…, et en train de gagner, vu les pièces empilées devant lui.

« Ouste ! » ordonna-t-il. Le garçon ne tenant aucun compte de lui, il le prit par l’oreille et l’arracha à la partie. Wex rafla sa poignée de sols et, sans un mot, suivit. L’une de ses qualités majeures, aux yeux de Theon. Alors que ses pareils avaient pour la plupart la langue bien pendue, lui était né muet…, ce qui ne l’empêchait apparemment pas d’être aussi malin qu’il est permis quand on a vingt ans. Prendre pour écuyer cet obscur rejeton d’un demi-frère de lord Botley avait fait partie du marché conclu par Theon lors de l’achat de son cheval.

En découvrant Esgred, Wex fit les yeux ronds. On jurerait qu’il n’avait jamais vu de femme auparavant. « Elle m’accompagne à Pyk. Va seller les chevaux, et sans lambiner. »

Si l’écuyer montait une petite bête maigre issue des écuries de lord Balon, il en allait tout autrement de Theon. « D’où diable avez-vous tiré ce canasson d’enfer ? » Le ton persifleur d’Esgred la révélait impressionnée.

« Lord Botley l’avait acheté à Port-Lannis l’an dernier. A l’usage, il l’a trouvé trop cheval pour n’être ravi de le vendre. » Si le sol pauvre et rocailleux des îles de Fer excluait l’élevage de qualité, la plupart des insulaires étaient en outre des cavaliers pour le moins quelconques. Plus à l’aise eux-mêmes sur un pont qu’en selle, les seigneurs fer-nés se contentaient de bourrins communs, voire des poneys chevelus d’Harloi, et l’on voyait sur les chemins beaucoup moins de carrioles que de chars à bœufs. Quant aux paysans trop démunis pour s’offrir le moindre animal de trait, c’est en s’attelant eux-mêmes à l’araire qu’ils égratignaient la caillasse.

En revanche, ses dix années de séjour à Winterfell ne prédisposaient nullement Theon à partir guerroyer sur une bourrique. Aussi, quelle aubaine que la bévue de Botley : noir de fougue autant que de robe et aussi grand qu’un coursier, l’étalon, pour n’être pas tout à fait aussi massif que la plupart des destriers, ne lui en convenait que plus admirablement, puisqu’il n’était lui-même pas tout à fait aussi massif que la plupart des chevaliers. L’œil plein de feu, la bête avait d’ailleurs, sitôt en présence de son nouveau maître, retroussé les babines et tenté de lui emporter la face d’un coup de dents.

« Il a un nom ? demanda Esgred pendant que Theon mettait le pied à l’étrier.

— Blagueur. » Lui tendant une main, il la hissa en selle devant lui de manière à la tenir par la taille pendant la course. « En me voyant sourire, un type m’a reproché un jour de blaguer à tort et à travers.

— Et qu’en est-il ?

— C’est simplement l’avis des gens qui ne sourient jamais. » Il pensait à Père et Oncle Aeron.

« Etes-vous en train de sourire, mon prince ?

— Oh oui. » Il l’enlaça pour saisir les rênes. Elle était presque aussi grande que lui. Une cicatrice rosâtre déparait sa jolie nuque, et ses cheveux n’étaient pas de la dernière netteté, mais il prisait l’odeur de sel, de sueur et de femme qui émanait d’elle.

Ainsi le retour à Pyk promettait-il d’être bien plus captivant que n’avait été l’aller.

Theon attendit cependant d’avoir largement dépassé Lordsport pour aventurer une main vers les seins d’Esgred qui, d’un geste preste, la repoussa. « Je tiendrais les rênes à deux mains, ou votre noir démon nous flanquera tous deux par-dessus bord et nous piétinera jusqu’à ce que mort s’ensuive.

— Je l’ai guéri de ce travers », plaisanta-t-il. Puis, affectant momentanément la décence, il se mit à bavarder benoîtement du temps (invariablement gris, plombé et volontiers pluvieux depuis son arrivée), conta par le menu ses sanglants exploits du Bois-aux-Murmures. Et comme il abordait enfin les détails touchant au Régicide en personne, ses doigts remontèrent comme par mégarde occuper leur position précédente. Des seins petits, mais d’une délectable fermeté.

« Vous ne sauriez agir de la sorte, mon prince.

— Oh si. » Il accentua la pression.

« Votre écuyer a les yeux sur vous.

— Libre à lui. Il n’en soufflera mot, j’en jure. »

Elle lui empoigna la main pour se dégager mais, cette fois, la garda prisonnière. Et elle avait une fameuse force.

« J’aime bien qu’une femme ait cette poigne-là. »

Elle renifla. « A voir la fille du cargo, je ne m’en serais pas doutée.

— Il ne faut pas me juger d’après elle. Il n’y avait pas d’autre femme à bord.

— Parlez-moi de votre père. Me fera-t-il bon accueil au château ?

— Pourquoi s’en soucierait-il ? C’est à peine s’il m’a accueilli, moi, son propre sang, l’héritier de Pyk et des îles de Fer.

— L’héritier ? repartit-elle d’un ton débonnaire. Vous avez des oncles, des frères, une sœur, paraît-il.

— Mes frères sont morts depuis belle lurette, et ma sœur…, bon, sa robe favorite est à ce qu’on dit le haubert de mailles qui lui pendouille jusqu’à mi-mollets, dissimulant des caleçons de cuir bouilli, mais s’accoutrer en mâle fait-il d’elle un mâle ? La guerre achevée, je m’assurerai une bonne alliance en la mariant, si je parviens à dégoter un homme qui consente à se la farcir. Asha se tapait, pour autant que je m’en souvienne, un pif en bec de vautour, une flopée de furoncles mûrs, et pas plus de miches qu’un garçonnet.

— Vous pouvez à la rigueur vous débarrasser d’elle par le mariage, mais pas de vos oncles.

— Mes oncles… » De quelque préséance qu’il pût se prévaloir sur les trois frères de son père, Esgred venait néanmoins de le toucher au point sensible. Ce n’eût pas été une première pour les îles que de voir un oncle ambitieux et puissant déposséder de son héritage légitime et, de préférence, en l’assassinant par-dessus le marché, un neveu faiblard. Mais je ne suis pas faible, se dit Theon, et je compte devenir encore plus puissant d’ici à la mort de Père. « Mes oncles ne constituent aucune menace pour moi, affirma-t-il. Aeron est saoul d’eau de mer et de sainteté. Il vit exclusivement pour son dieu, et…