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D’un air renfrogné, il se mit à contempler le tranchoir et ses dégoulinades. Encore un peu, et le ragoût lui tremperait les chausses. Il appela un serf pour éponger tout ça. J’ai passé la moitié de ma vie à attendre de rentrer chez moi. Pour y trouver quoi ? L’indifférence et la dérision ? Ceci n’était pas le Pyk de ses souvenirs. S’il s’en souvenait vraiment… Il était encore si jeune quand on l’avait emmené comme otage !

La mesquinerie du festin, simple succession de ragoûts de poisson, de chèvre insipide, faute d’épices, et de pain noir, contribuait à l’accabler. Le plat qu’il trouva le plus savoureux n’était qu’une vulgaire tourte à l’oignon. La bière et le vin continuèrent à couler bien après qu’on eut desservi le dernier des plats.

Lord Balon Greyjoy se leva du trône de Grès. « Videz vos coupes et venez me rejoindre dans ma loggia, ordonna-t-il à ses compagnons de l’estrade. Nous avons des plans à combiner. » Sans un mot de plus, il se retira, flanqué de deux de ses gardes. Ses frères le suivirent de près. Theon voulut les imiter.

« Mon petit frère est bien pressé de se débiner. » Asha brandit sa corne à boire afin qu’on la resservît.

« Notre seigneur père attend.

— Il attend depuis tant d’années qu’attendre un peu plus ne lui fera rien, mais… si tu redoutes sa colère, va, cours-lui derrière. Tu ne devrais pas avoir de mal à rattraper nos oncles. » Elle sourit. « L’un est saoul d’eau de mer, après tout, et l’autre un grand bœuf gris tellement obtus qu’il risque de se paumer. »

Theon se rassit de mauvaise grâce. « Je ne cours derrière personne.

— Personne ? Aucun homme, mais toutes les femmes.

— Ce n’est pas moi qui t’ai empoigné la queue.

— Je n’en ai pas, l’oublies ? Tu n’as pas été long à m’empoigner tout le reste de ma personne. »

Il sentit la rougeur lui envahir les joues. « Je suis un homme, j’ai des faims d’homme. Quel genre de créature monstrueuse es-tu, toi ?

— Rien qu’une vierge timide. » Sa main fila sous la table lui pincer la queue. Il faillit bondir de son siège. « Hé quoi, frérot, tu ne veux pas que je te gouverne à bon port ?

— Le mariage n’est pas ton affaire, décréta-t-il. M’est avis qu’une fois le maître je te fourguerai aux sœurs du Silence. » Une embardée le propulsa debout, et, d’un pas mal assuré, il partit retrouver Père.

La passerelle de la tour de Mer ondoyait sous une forte averse quand il l’atteignit, la tripe aussi tumultueuse et barattée que les vagues qui, sous ses pieds ramollis par l’abus de vin, s’enflaient, se fracassaient sur les écueils. Les dents serrées, Theon se stimula durant la traversée par l’illusion qu’au lieu d’une rampe de corde, c’est le gosier d’Asha qu’agrippaient ses doigts.

La loggia cumulait plus que jamais la poisse et les vents coulis. Enseveli sous ses peaux de phoque entre ses deux frères, Père se recroquevillait devant le brasero. D’un geste, il fit taire Oncle Victarion qui pérorait de vents et de marées. « J’ai fini de dresser mes plans. Il est temps de vous les révéler.

— Je souhaiterais suggérer quelques…, intervint Theon.

— Si j’ai besoin de tes conseils, je songerai à t’en aviser, coupa son père. Un oiseau nous est arrivé de Vieux-Wyk. Dagmer nous amène les Maisonpierre et les Timbal. Si le dieu nous accorde la faveur des vents, nous appareillerons dès leur arrivée… – toi du moins, Theon. Tu lanceras la première attaque en menant au nord huit bateaux et…

— Huit ? » Le rouge lui monta au front. « Que puis-je me flatter d’accomplir avec huit bateaux seulement ?

— Il t’appartient de harceler les Roches, de razzier les villages de pêcheurs et de couler tous les bâtiments que d’aventure tu croiseras. Peut-être aussi de débusquer tel ou tel seigneur de ses remparts de pierre. Aeron t’accompagnera, ainsi que Dagmer Gueule-en-deux.

— Puisse le dieu Noyé bénir nos épées », marmotta le prêtre.

Tout cela, Theon le prenait aussi mal qu’un soufflet. On l’expédiait faire une besogne de brigand, brûler des masures de pêcheurs et violer leurs laiderons de filles, et encore lord Balon ne l’en croyait-il même pas capable. Assez dur, déjà, de devoir subir les sermons et les regards en biais de Tifs-trempes. Mais son commandement, que devenait-il, avec Gueule-en-deux par surcroît ? purement nominal.

« Toi, ma fille, poursuivit lord Balon – et Theon s’aperçut alors qu’Asha s’était glissée sans bruit derrière lui –, tu emmèneras trente bateaux de troupes d’élite au-delà de la presqu’île de Merdragon. Accoste sur les bancs découverts par la marée au nord de Motte-la-Forêt. Marche vite, et le château tombe avant même de se douter que tu lui fonds dessus. »

Asha eut un sourire de chat dans la crème. « Un château, mon rêve…, ronronna-t-elle.

— Alors, prends-le. »

Theon dut se mordre la langue. La forteresse de Motte-la-Forêt appartenait aux Glover. Partis tous deux guerroyer dans le sud, Galbart et Robett n’avaient dû laisser qu’une modeste garnison. Une fois la place en leurs mains, les Fer-nés disposeraient là d’une base solide en plein cœur du Nord. C’est moi qu’on devrait envoyer s’en emparer. Il la connaissait , lui, pour s’y être maintes fois rendu avec Eddard Stark.

« C’est à toi, Victarion, reprit lord Balon, qu’incombe l’effort principal. Après que mes enfants auront frappé, Winterfell se verra obligé de riposter. Tu ne devrais donc guère rencontrer d’obstacle lorsque tu embouqueras le fjord de Piquesel et remonteras la Fièvre. Moins de vingt milles séparent le cours supérieur de la rivière et Moat Cailin. Le Neck est la clef du royaume. Nous sommes déjà maîtres des mers à l’ouest. Aussitôt que nous tiendrons Moat Cailin, le louveteau ne pourra plus regagner son fief…, et, s’il est assez fou pour s’y frotter, ses ennemis du Sud lui fermeront la route dans le dos, et il se retrouvera pris dans la nasse comme un rat. »

Theon ne put se taire davantage. « Un plan hardi, Père, mais les seigneurs dans leurs châteaux… »

Lord Balon culbuta l’objection. « Ils ont suivi le freluquet. Il n’est demeuré à l’arrière que des pleutres, des vieillards, des bleus. Ils se rendront ou tomberont un à un. Winterfell peut nous tenir tête un an ? et après ? Tout le reste nous appartiendra, bois, labours, manoirs, et nous ferons de ses habitants nos serfs et nos femmes-sel. »

Les bras au ciel, Aeron Tifs-trempes s’écria : « Lors se gonfleront les flots de la fureur, et le pouvoir du dieu Noyé déferlera sur les terres vertes !

— Ce qui est mort ne saurait mourir », psalmodia Victarion, repris en écho par lord Balon et Asha, ce qui força Theon à marmonner de même. La séance était achevée.

Dehors, plus drue que jamais s’acharnait la pluie. La passerelle de cordes oscillait et se tortillait sous les pieds de Theon Greyjoy. Parvenu au milieu, il s’immobilisa pour contempler les écueils, en bas. Le rugissement des vagues qui s’y écrasaient l’assourdissait, l’écume lui mettait aux lèvres l’âpreté du sel. Une brusque rafale lui fit perdre l’équilibre, il tomba à genoux. Asha l’aida à se relever. « Tu ne tiens pas non plus le vin, frère. » Appuyé sur son épaule, il se laissa guider pour passer les planches vernies de pluie. « Je t’aimais mieux quand tu étais Esgred », dit-il d’un ton vindicatif.

Elle se mit à rire. « Comme de juste. Et toi, je t’aimais mieux quand tu avais neuf ans. »

TYRION

Au travers du vantail filtraient de suaves accords de harpe où s’entrelaçaient les trilles d’une musette. L’épaisseur des murs feutrait la voix du chanteur, mais le Lutin connaissait par cœur la ballade. J’aimais une beauté belle comme l’été , se souvint-il, le soleil, jaloux de ses cheveux…