Le souvenir l’assaillit d’une nuit glaciale où, sous les étoiles, il s’était tenu sur le Mur, là-bas, tout au bout du monde, à sonder, aux côtés de Jon Snow et d’un grand loup blanc, l’au-delà vierge et ténébreux. Eprouvant – quoi ? – quelque chose, assurément, une terreur aussi tranchante que la bise acérée du septentrion. Un loup s’était mis à hurler dans la nuit, et le souvenir de ce hurlement le faisait encore grelotter.
Ne sois pas stupide, s’intima-t-il. Un loup, du vent, la noirceur des bois, cela ne signifiait rien. Néanmoins… Un faible lui était venu pour le vieux Jeor Mormont, durant son séjour à Châteaunoir. « J’espère que le Vieil Ours a survécu à cette agression ?
— Oui.
— Et que vos frères ont tué ces…, ces morts ?
— Oui.
— Vous êtes sûr qu’ils sont bien morts, cette fois ? » demanda-t-il d’un ton suave. Au rire de nez qu’émit Bronn, il sut comment il devait désormais s’y prendre. « Bien bien morts ?
— Ils étaient bel et bien morts la première fois, jappa ser Alliser. Blêmes et froids, les mains et les pieds noirs. J’ai apporté la main de Jared, telle que l’avait arrachée au cadavre le loup du bâtard. »
Littlefinger frétilla. « Et où se trouve cette charmante pièce à conviction ? »
Ser Alliser fronça les sourcils d’un air embarrassé. « Elle… s’est entièrement décomposée pendant que j’attendais en vain, malgré mes réclamations. Il n’en reste rien que les os. »
Des rires sous cape coururent la salle. « Lord Baelish ? appela Tyrion de son piédestal, achetez à notre valeureux ser Alliser un cent de bêches à rapporter au Mur.
— Des bêches ? » La défiance étrécit les yeux de ser Alliser.
« Si vous enterrez vos morts, ils cesseront de se balader, expliqua Tyrion, déchaînant par là l’hilarité de la Cour. Avec des bêches et quelques dos solides pour les manier, c’en sera fait de vos ennuis. Ser Jacelyn, veillez que le brave frère ait ses choux gras dans nos cachots.
— A vos ordres, messire, mais les cellules sont quasiment vides. Yoren y a raflé tout le gratin.
— Alors, procédez à quelques arrestations supplémentaires, conseilla Tyrion. Ou bien propagez qu’au Mur il y a du pain et des navets, et vous aurez toujours des volontaires. » Si la ville avait trop de bouches à nourrir, la Garde de Nuit souffrait en permanence du manque d’hommes. Au signal de Tyrion, le héraut proclama la séance close, et la salle commença à se vider.
Bien résolu à ne pas se laisser congédier si facilement, ser Alliser attendait Tyrion au pied du trône de Fer. « Vous figurez-vous, l’apostropha-t-il, que je ne me suis tapé cette interminable traversée, depuis Fort-Levant jusqu’ici, que pour essuyer les quolibets de vos pareils ? » Il bloquait le passage. « Il ne s’agit pas d’une blague. J’ai vu la chose de mes propres yeux. Je vous l’affirme, les morts marchent.
— Essayez donc de les tuer plus consciencieusement. » Tyrion l’écarta de sa route. Ser Alliser voulut l’attraper par la manche, mais Preston Verchamps le tira en arrière. « Pas un pas de plus, ser. »
Plutôt que de se colleter avec un chevalier de la Garde, Thorne se crut bien malin de crier : « Tu n’es qu’un bouffon, Lutin ! »
Aussitôt, le nain lui fit face : « Moi ? Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi est-ce de vous qu’on riait ? je me le demande. » Il eut un sourire pâlot. « C’est bien pour des hommes que vous veniez, n’est-ce pas ?
— Les vents froids se lèvent. Il va falloir tenir le Mur.
— Et, pour le tenir, vous avez besoin d’hommes, et je vous en ai accordé…, comme vous l’auriez remarqué si vos oreilles ne se débouchaient que pour les insultes. Prenez-les, remerciez-moi, et filez avant de me forcer à reprendre une pince de crabe en votre faveur. Rappelez mon chaleureux souvenir à lord Mormont…, sans oublier Jon Snow. » A ces mots, Bronn prit ser Alliser par le coude et l’entraîna sans ménagements vers la sortie.
Le Grand Mestre avait déjà déguerpi, mais Varys et Littlefinger n’avaient pas perdu une miette de la scène. « Mon admiration pour vous ne cesse de croître, messire, confessa l’eunuque. D’un seul coup de cuiller à pot, vous amadouez le petit Stark avec les os de son père et vous dépouillez votre sœur de ses protecteurs, vous donnez à ce frère noir les hommes qu’il cherche et vous débarrassez la cité de quelques ventres affamés, mais, ce faisant, vous semblez si bien vous jouer que nul n’ira prétendre que les tarasques et les snarks suffisent à faire trembler le nain. Oh, cette dextérité ! »
Littlefinger se lissait la barbe. « Vous comptez vraiment renvoyer tous vos gardes, Lannister ?
— Non. Je compte renvoyer tous ceux de ma sœur.
— La reine n’y consentira jamais.
— Oh, je crois que si. Je suis son frère et, lorsque vous m’aurez suffisamment pratiqué pour me connaître, vous saurez que chacune de mes paroles exprime le fond de ma pensée.
— Même quand vous mentez ?
— En particulier quand je mens. J’ai l’intuition que je vous chagrine, lord Petyr.
— Je vous adore autant que jamais, messire. Encore que je n’apprécie point que l’on me prenne pour un imbécile. Si elle épouse Trystan Martell, Myrcella sera fort en peine d’épouser Robert Arryn, non ?
— Sauf à susciter un scandale énorme, admit Tyrion. Je suis au regret de ma petite ruse, lord Petyr, mais, lors de notre conversation, j’ignorais si les gens de Dorne accepteraient mes ouvertures. »
Littlefinger ne s’en radoucit pas pour autant. « Je n’aime pas que l’on me mente, messire. Ne m’impliquez pas dans votre prochaine supercherie. »
Sous l’unique réserve que tu m’accordes la réciproque , objecta Tyrion en louchant vers le poignard gainé qui reposait sur la hanche du faux-jeton. « Si je vous ai offensé, vous m’en voyez au désespoir. Chacun sait à quel point nous vous chérissons, messire. Et quel besoin nous avons de vous.
— Alors, tâchez de vous en souvenir, lança l’autre avant de tourner les talons.
— Accompagnez-moi, Varys », dit Tyrion, contournant le trône pour emprunter la porte du Roi. Les babouches de l’eunuque faisaient sur les dalles un léger clapotis.
« Lord Baelish est dans le vrai, vous savez. Jamais la reine ne vous laissera renvoyer sa garde.
— Si fait. Vous la convaincrez. »
L’ombre d’un sourire effleura les lèvres grassouillettes de Varys. « Ah bon ?
— Oh, certes. En l’assurant que cela fait partie de mon plan pour délivrer Jaime. »
Varys caressa sa bajoue poudrée. « Qui comprend, je présume, les quatre individus que votre Bronn mettait tant d’ardeur à chercher dans les bas-fonds de Port-Réal. Un voleur, un empoisonneur, un histrion et un meurtrier.
— Mettez-leur un manteau écarlate et des heaumes au lion, rien ne les distinguera de leurs compagnons. Je m’épuisais depuis quelque temps à inventer un stratagème pour les introduire à Vivesaigues quand l’idée m’est venue de les rendre invisibles en les exhibant. Ils y pénétreront par la grande porte, déployant bannières Lannister et escortant les os de lord Eddard. » Sourire crochu. « Quatre hommes isolés seraient surveillés de près. Parmi cent, quatre ont chance de se perdre. Aussi me faut-il envoyer les gardes authentiques tout comme les faux…, ainsi que vous le direz à ma sœur.