Les Lannister lui avaient tout pris : Père, amis, maison, courage, espérance. L’un lui avait pris Aiguille, un autre sa latte et se l’était brisée sur le genou. On lui avait pris jusqu’à son secret stupide. Car si l’ampleur du hangar lui avait permis de se réfugier à l’insu de tous dans un coin sombre pour lâcher son eau, une fois en route, c’était impossible. Elle eut beau se retenir de son mieux, force lui fut enfin de s’accroupir près d’un buisson, braies délacées devant tout le monde. Cela, ou se tremper. Au demeurant, si Tourte s’en exorbita, personne à part lui n’y prit garde. Qu’elle fut mouton mâle ou mouton femelle, ser Gregor et ses sbires n’en avaient en fait cure, manifestement.
Ils interdisaient cependant de parler. Une lèvre amochée suffit à Arya pour apprendre à tenir sa langue, mais aucune leçon ne corrigea les autres. Un bambin de trois ans n’arrêtant pas d’appeler son père, une masse d’armes lui écrabouilla la tête, et sa mère s’étant mise à glapir, Raff Tout-miel la tua aussi.
Arya les regarda mourir sans s’interposer. A quoi bon faire la bravache ? L’une des femmes choisies pour subir l’interrogatoire avait bien tenté de se montrer brave, elle n’en était pas moins morte en piaulant comme tous les autres. En fait de braves, le troupeau ne comportait que de pauvres bêtes terrifiées et affamées. Des femmes et des gosses, pour l’essentiel. Peu d’hommes, et très jeunes ou très âgés ; enchaîné au fameux gibet, le reste, afin de repaître corbeaux et loups. Gendry n’avait dû la vie sauve qu’à l’aveu d’avoir forgé lui-même son heaume à cornes ; les forgerons, même apprentis, étaient d’une espèce trop précieuse pour qu’on les tue.
« On vous emmène à Harrenhal, avait décrété la Montagne, vous y servirez lord Tywin. Rendez grâces aux dieux qu’il vous accorde cette chance, tout traîtres et rebelles que vous êtes. Vous ne vous en tireriez pas à si bon compte avec les brigands. Obéissez, servez, et vous resterez en vie. »
« C’ pas juste, non… », entendit gémir Arya, couchée dans l’ombre, cette nuit-là. C’était une vieille parcheminée qui se plaignait à sa voisine. « On a jamais trahi quelqu’un. Les autres sont venus prendre ce qu’y voulaient, pareil que cette bande-là.
— Puis lord Béric nous a pas fait de mal, lui, souffla la confidente. Et ce prêtre rouge qu’était avec, y nous a payé ce qu’il emportait.
— Payé ? Pour les deux poulets qu’y m’a pris, y m’a donné qu’un morceau de papier avec un truc écrit dessus. Je vais le manger, peut-être, son bout de papier, dis ? Y va me pondre des œufs, peut-être, son bout de papier ? » Elle jeta un coup d’œil furtif du côté des gardes, cracha trois fois. « Ça, c’est pour les Tully, ça pour les Lannister, et ça pour les Stark !
— Que c’en est une honte, un péché… ! grinça un vieux. Si le vieux roi vivait encore, jamais il l’aurait supporté, moi.
— Le roi Robert ? s’oublia étourdiment Arya.
— Le roi Aerys, les dieux le bénissent ! » répliqua-t-il un ton trop haut. Un garde accourut pour le faire taire en piétinant quelques dormeurs. Le vieux y perdit ses deux dents, et plus personne ne pipa.
En plus de ces infortunés, ser Gregor traînait à sa suite une douzaine de cochons, une cage pleine de volailles, une vache laitière étique et neuf fourgons de poisson salé. Lui et ses hommes étaient montés, mais les captifs allaient tous à pied, et l’on abattait sur-le-champ ceux dont la faiblesse retardait la marche, ainsi que quiconque était assez fou pour tenter de fuir. Le soir, les soudards emmenaient les femmes dans les fourrés, et, non contentes de les suivre assez docilement, la plupart semblaient l’escompter. Plus mignonne que ses compagnes, l’une d’elles, forcée d’en subir quatre ou cinq par nuit, finit par en blesser un avec une pierre…, et ser Gregor contraignit chacun d’admirer avec quelle aisance il maniait son colossal estramaçon pour trancher un col délicat puis, tout en remettant l’arme à son écuyer pour qu’il la nettoie, ricana : « Un peu de viande pour les loups. »
Arya jeta un coup d’œil en biais vers Aiguille qui, dans son fourreau, ornait désormais la hanche d’un demi-chauve à barbe noire nommé Polliver. Une chance, qu’il me l’ait volée, songea-t-elle. Elle aurait, sinon, tenté de frapper ser Gregor et, coupée en deux, servi à son tour de pâture aux loups…
Tout voleur qu’il était, Polliver se montrait moins méchant que nombre de ses semblables. Après n’avoir vu dans les Lannister, le soir de sa capture, que des heaumes à nasal, sans plus de nom que de visage, que des étrangers tous pareils, elle en était venue à les connaître tous. Mieux valait savoir qui était quoi, qui cruel et qui fainéant, qui stupide ou gentil. Mieux valait savoir qu’en dépit des immondices invraisemblables qu’il ne cessait de dégorger le dénommé Merde-en-bec vous refilait du rab de pain si vous le demandiez, tandis qu’avec sa gaillardise le vieux Chiswyck, et Raff, avec son onction, ne vous retournaient que des baffes.
Ainsi, l’œil et l’oreille aux aguets, polissait-elle aussi patiemment ses haines qu’auparavant Gendry son heaume de taureau. De celui-ci s’était paré Dunsen, et elle l’en haïssait. Elle haïssait Polliver d’arborer Aiguille, et elle haïssait Chiswyck de le trouver marrant. Et elle haïssait encore davantage Raff Tout-miel d’avoir planté sa lance dans la gorge de Lommy. Elle haïssait ser Amory Lorch pour la mort de Yoren, et elle haïssait ser Meryn Trant pour celle de Syrio, le Limier pour celle de Mycah, ser Ilyn et la reine et le prince Joffrey pour celle de Père et celle de Gros Tom et celle de Desmond et celle de tous les autres, même et y compris celle de Lady. Quant à Titilleur, il était presque trop effacé pour qu’elle le haïsse avec persévérance ; il s’en fallait de peu, parfois, qu’elle n’oubliât jusqu’à sa présence, là, parmi eux ; séances d’interrogatoires à part, il n’était qu’un troupier quelconque, plus paisible que la plupart, et sans un trait qui le différenciât de milliers de gueules ordinaires.
Nuit après nuit, Arya se nommait ses exécrations. « Ser Gregor, soufflait-elle à son oreiller de cailloux, Dunsen, Polliver, Raff Tout-miel, Chiswyck. Titilleur et le Limier. Ser Amory, ser Ilyn, ser Meryn, le roi Joffrey, la reine Cersei. » A Winterfell, elle avait prié dans le septuaire en compagnie de Mère et, en compagnie de Père, dans le bois sacré, mais, faute de dieux sur la route d’Harrenhal, les noms exécrés étaient la seule prière qu’elle entendît se rappeler.
Le jour, on marchait, marchait, la nuit, elle répétait, répétait ces noms, telle une litanie, jusqu’à l’heure où la dilution des arbres restituait un paysage arlequiné de collines ondoyantes et de cultures ensoleillées, de ruisseaux sinueux que piquetait çà et là, noire et déchiquetée comme des chicots, la carcasse calcinée d’un fort.
Ce n’est qu’au terme d’une nouvelle longue et dure journée de marche qu’enfin se détachèrent au loin, sur l’azur du lac, les tours revêches d’Harrenhal.
Une fois là, se chuchotaient les captifs, leur sort ne manquerait pas de s’améliorer. Arya en doutait, pour sa part. Vieille Nan affirmait le château fondé sur la terreur ; Harren le Noir en avait, disait-elle d’une voix subitement si basse que son auditoire enfantin devait se presser tout contre pour l’entendre, imbibé le mortier de sang humain, et il n’avait pas fallu moins que les dragons d’Aegon pour rôtir néanmoins Harren et ses fils dans leurs énormes remparts de pierre. Plus que quelques milles, et l’on y serait…, se disait Arya, l’œil fixé sur la forteresse, tout en avançant l’un après l’autre ses pieds cornés de callosités. Elle s’en mâchouillait la lèvre.