Alors que les premières portes étaient bardées de cuivre et de fer les suivantes, les dernières, cloutées d’yeux d’or, s’ouvrirent à leur tour devant elle. Au-delà, des bambins s’empressaient, chaussés de sandales d’or et peints de couleurs vives, à cela près nus, de répandre des fleurs sous les pas de son argenté.
Autant Vaes Tolorro avait joué la blancheur uniforme, autant Qarth se complaisait dans la polychromie ; comme dans un rêve fiévreux s’y pressait une orgie fantastique d’édifices roses, ocre, violets. On passa sous un arc de bronze figurant deux serpents accouplés sur les écailles desquels chatoyaient le jade et l’obsidienne et le lapis-lazuli. De tous côtés se discernaient des minarets, d’une hauteur et d’une sveltesse inouïes, des fontaines exquises ciselaient chaque carrefour de leurs dragons, de leurs tarasques ou de leurs manticores.
Massés le long des rues ou installés sur des balcons tellement ouvragés qu’ils semblaient trop frêles pour porter quiconque, les Qarthiens frappaient Daenerys par leur teint pâle et leur haute taille, ainsi que par leur distinction ; vêtus de lin, de brocart ou de peaux de tigre, ils avaient tous un port seigneurial. Leurs robes laissaient aux femmes le sein découvert, les hommes marquaient une préférence pour la fustanelle de soie perlée. A passer devant eux dans sa fourrure léonine et Drogon le noir sur l’épaule, Daenerys se sentait minable et barbare. Sachant que leur complexion valait aux Qarthiens le sobriquet de « Sang-de-Lait » parmi ses Dothrakis, et que le rêve de Khal Drogo avait été de saccager un jour les grandes cités de l’est, elle épia les sombres yeux en amande des sang-coureurs mais n’en put déchiffrer les pensées. Ne voient-ils ici qu’un lieu à piller ? se demanda-t-elle. Comme nous devons sembler sauvages à ses habitants…
A la suite de Pyat Pree, son maigre khalasar aboutit sur une vaste place à arcades où, sur des colonnes de marbre alternativement blanc et vert se dressaient, trois fois plus grands que nature, les héros mythiques de la cité, puis traversa un bazar ombreux dans la voûte ajourée duquel nichaient gaiement des nuées d’oiseaux multicolores. Au-dessus s’étageaient des terrasses plantées à foison d’arbres et de fleurs, et les échoppes, en bas, semblaient proposer toutes les merveilles divines de l’univers.
L’argenté de Daenerys broncha quand le prince marchand Xaro Xhoan Daxos se porta à sa hauteur ; les chevaux, s’était-elle aperçue, ne pouvaient souffrir la proximité des chameaux. « S’il vous arrivait de rien désirer de ce que vous voyez ici, ô belle des belles, daignez seulement dire un mot, et ce sera vôtre, lança-t-il du haut de son éblouissante selle en lyre.
— Tout Qarth est sien, elle n’a que faire de telles babioles, répliqua de sa voix chantante le mage aux lèvres bleues qui chevauchait de l’autre côté. Il en sera comme j’ai promis, Khaleesi. Daignez m’accompagner à la demeure des Nonmourants, et vous serez abreuvée de science et de vérité.
— Que lui servirait ton palais des poussières, alors que je puis lui offrir la chaleur du soleil, la douceur de l’eau et la soie du sommeil ? riposta Xaro. Les Treize couronneront son adorable tête de jade noir et d’opales de feu.
— Le seul palais que je désire est le château rouge de Port-Réal, messire Pyat. » Elle se défiait du mage. Mirri Maz Duur l’avait aigrie contre les manieurs de sortilèges. « Et si les grands de Qarth tiennent à me faire des présents, qu’ils me donnent épées et navires pour reconquérir ce à quoi j’ai droit. »
Les lèvres bleues de Pyat se retroussèrent en un gracieux sourire. « Il en sera selon vos ordres, Khaleesi. » Et il s’éloigna, ondoyant au pas de son chameau, ses longues robes emperlées flottant dans son sillage.
« La jeune reine a plus de sagesse que d’ans, murmura Xaro Xhoan Daxos du haut de son perchoir. “Maison de mage est bâtie de mensonges et d’os”, affirme un dicton de Qarth.
— Dans ce cas, pourquoi les gens ne parlent-ils qu’à voix basse des mages de Qarth ? Tout l’Orient révère leur science et leur pouvoir.
— Ils furent puissants, jadis, convint-il, mais ils sont aussi comiques, à présent, que ces vétérans débiles qui se gargarisent de leurs prouesses bien après que la force et l’adresse les ont délaissés. Ils ont beau s’abîmer dans leurs grimoires en loques et se gorger d’ombre-du-soir jusqu’à s’en bleuir la bouche et se targuer à mots couverts de pouvoirs terribles, ils ne sont, comparés à leurs prédécesseurs, que des coquilles vides. Entre vos doigts, je vous préviens, les dons de Pyat Pree deviendront poussière. » Un simple frôlement de fouet suffit à son chameau pour presser l’allure.
« Le choucas trouve noir le corbeau », maugréa ser Jorah Mormont en vernaculaire de Westeros. Il chevauchait à sa droite, comme d’habitude, mais avait, pour leur entrée à Qarth, dépouillé le costume dothrak en faveur de la tenue de plates, mailles et lainage chère aux Sept Couronnes – l’antipode… « Votre Grâce ferait bien d’éviter ces deux individus.
— Ces deux individus m’aideront à recouvrer ma couronne, rétorqua-t-elle. Xaro possède une immense fortune, et Pyat Pree…
— … des pouvoirs prétendus », dit-il sèchement. Son surcot vert sombre arborait en noir l’ours de la maison Mormont, dressé sur ses pattes arrière d’un air féroce. Et ce n’est pas d’un air plus urbain que le chevalier scrutait la cohue du bazar. « Je me garderais de trop traîner par ici, ma reine. Jusqu’à l’odeur qui m’en déplaît. »
Elle sourit. « Sentiriez-vous pas celle des chameaux ? Les Qarthiens eux-mêmes charmeraient plutôt mes narines à moi.
— Les parfums charmeurs ne servent parfois qu’à couvrir des relents fétides. »
Mon grand ours, se dit-elle. J’ai beau être sa reine, je n’en demeurerai pas moins à jamais son ourson, et il ne cessera jamais de veiller sur moi. Elle en éprouvait un sentiment de sécurité mêlé de tristesse. Elle aurait voulu l’aimer mieux qu’elle ne faisait.
Xaro Xhoan Daxos lui avait offert de l’héberger chez lui tant que durerait son séjour à Qarth. Elle s’était attendue à une demeure spacieuse, mais à tout sauf à un palais plus vaste que nombre de bourgs marchands. A côté, l’hôtel de maître Illyrio passerait pour un bouge à porchers , se dit-elle. En protestant que sa maison logerait à l’aise tout le khalasar, et chevaux inclus, Xaro minaudait : elle n’en faisait qu’une bouchée. Daenerys s’en vit abandonner une aile entière. Elle y disposerait de ses propres jardins, avec bassin de marbre où se baigner, minaret-pagode et labyrinthe magique. Des esclaves lui obéiraient aveuglément. Dans ses appartements privés, les sols étaient de marbre vert, les murs drapés de tentures vives dont la moindre brise moirait la soie. « Vous êtes trop généreux, dit-elle à son hôte.
— Il n’est point de cadeau trop fastueux pour la Mère des Dragons. » Aussi languide qu’élégant, Xaro portait sous sa calvitie un grand bec de nez serti de rubis, d’opales et pailleté de jade. « Demain, vous festoierez de paon, de langues d’alouette, et vous entendrez une musique digne de vous, belle des belles. Les Treize viendront vous rendre hommage, ainsi que tous les grands de Qarth. »